La pénombre s’installe dans la salle. Le rideau est baissé. Le silence se fait, et les premiers accords du prélude de Lohengrin s’élèvent, aériens, lumineux, si tristes aussi… Aucune projection vidéo ne vient polluer notre émotion. La gorge est saisie d’un spasme, les larmes nous montent fugitivemement aux yeux. Cette tension, Christian Thielemann va l’assurer tout au long de l’ouvrage. Ici, pas de direction analytique, chambriste, ou je ne sais quoi, mais une baguette amoureuse, puissamment dramatique, en fusion totale avec le plateau. Impossible de tout citer. Bien sûr, l’orchestre triomphe là où l’attend le plus : les deux préludes, la marche nuptiale, le finale du premier acte… Mais la direction de Thielemann reste exceptionnelle dans les moindres détails (la transition entre les deux scènes de l’acte II), sans hédonisme gratuit (l’ultime duo d’Elsa et Lohengrin où l’orchestre fusionne littéralement avec les chanteurs est lui aussi d’une beauté à pleurer).
Comme Arturo Toscanini dans ces enregistrements d’opéra tardifs, Thielemann élève un plateau vocal plutôt moyen. Camilla Nylund a pour elle un timbre clair et agréable. La chanteuse est fine musicienne, mais malheureusement sa projection est sous dimensionnée pour la salle, et la voix manque de largeur dans le medium. Il faut tout le soutien de son partenaire et du chef pour que son Elsa nous émeuvent enfin dans son dernier duo. Elena Pankratova est une Ortrud assez générique, avec une voix davantage adaptée à des salles de provinces de moindre dimension. Même si elle n’accuse pas de problèmes particuliers de projection, ses imprécations ne sont jamais telluriques. Scéniquement, elle peine à nous terrifier, d’autant qu’elle est fagottée dans un costume bien mal coupé pour son physique. Les fines bouches pourront trouver que le chant de Tomasz Konieczny manque un peu de raffinement. Au contraire, nous avons apprécié ce chant physique, cette voix sonore qui domine les déchaînements de l’orchestre, cet investissement dramatique total. Son Telramund est un grand moment d’opéra. Le hérault d’Egils Silins manque d’allure et de style. Le Heinrich de Georg Zeppenfeld est impeccable. Le reste de la distribution n’appelle pas de réserves. Reste le cas de Klaus Florian Vogt, Tamino survitaminé devenu wagnérien. Tout a été dit sur ce timbre d’une clarté quasi enfantine, cet usage immodéré de la voix mixte un brin lassant, un phrasé parfois haché (les méchantes langues parlent même de sprechgesang !). Mais ce soir Vogt est déchaîné : la projection est superbe, les aigus en voix de poitrine viennent contrebalancer dramatiquement ceux émis en mixte. A peine regrettera-t-on une légère baisse de tension pour son air final, avec une tenue de souffle un peu moins assurée par endroit. Au global, son Lohengrin soulève l’enthousiasme, en dépit d’une mise en scène qui va à rebours des qualités intrinsèques du ténor allemand, puisqu’elle veut le transformer en brutal macho. Les chœurs sont parfaitement en place, mais la discrétion des ténors dans les tuttis reste sensible comme la veille.
La production de Yuval Sharon a déjà été chroniqué dans le détail (et brillamment cela va sans dire) par notre collègue Clément Taillia. Dans un décor de lignes, disjoncteurs ou de transformateurs haute tension, Lohengrin devient ici un opéra sur la misère des femmes, et sur la nécessité de promouvoir les énergies douces. La réalisation n’est pourtant guère électrisante. Malgré la prophétie de Lohengrin, le petit Gottfried reviendra sous la forme d’un sapin désodorisant géant, et remettra à Elsa une guirlande lumineuse verte, symbole d’une énergie plus écologique. A moins que ce ne soit la recette de l’eau-en-grains.