La nouvelle production de Lohengrin à la Staatsoper de Berlin se présentait comme un événement dès l’annonce de la saison : rien moins que trois prises de rôles (Roberto Alagna, Sonya Yoncheva et Ekaterina Gubanova) dans une nouvelle mouture du sanguinaire et non moins catalan Calixto Bieito. Malgré la défection de Sonya Yoncheva pour raisons de santé, le contexte de crise sanitaire ajouté à l’opiniâtreté des artistes et de l’institution avait encore renforcé les attentes. Rendez-vous à une heure indue devant Arte un dimanche soir puis cinq jours d’attente pour remontage et équilibrage de la balance des sons avant la publication du streaming sur la plateforme de la chaîne, nous voici devant le dernier événement de la lugubre année 2020.
Une chose est certaine, ce n’est pas l’esprit de Noël qui anime le metteur en scène. Quand on s’appelle Calixto Bieito et qu’une certaine réputation vous précède, on s’attèle à décalcariser un des piliers du répertoire. Cahier des charges rempli à tous les titres : les distances physiques sont partout respectées. Mais la scénographie n’est pas que sanitairement « risque zéro », elle est aussi froide et ennuyeuse pour le spectateur : des bureaux, l’arrière de gradins et un canapé sont autant de lieux qu’il y a d’actes. Admettons que les budgets contraints de la crise en soient la cause. Le pitch ? Les affaires vont mal à la concession automobile Brabant & Vogler. Heinrich a la tremblotte, le Hérault s’avère une bourde de recrutement, Ortrud de la compta est fêlée et Telramund veut lancer une OPA agressive. Arrive Lohengrin, Manager 2.0 capable de terrasser un concurrent en le fixant du regard (et sans l’aide d’une présentation powerpoint). Tout ceci est très amusant – n’est-ce pas ? – et parfaitement illisible (on aura probablement raconté beaucoup de n’importe quoi dans les lignes qui précèdent, mais qu’importe). S’ensuivent les habituels ingrédients : videos ultra HD de visages torturés passées à l’ultra ralenti, flash-back tautologiques de ce que le livret ressasse déjà cinq fois, références cinématographiques (les brabançons en Joker de Batman, figure du chaos… on vous dit ça va mal dans le pays), Parkinson et tics des personnages etc. Quand bien même d’aucuns trouveraient le propos intéressant, nous avons déjà vu quatre cent fois cette histoire, plaquée sur tous les livrets. Le plus symptomatique de l’échec de cette mise en scène, alors qu’on la suppose chercher à stimuler l’intelligence du spectateur, est qu’elle ne parvient même plus à susciter un haussement d’épaule et nous conforte dans l’idée que cette grammaire scénique a fait son temps.
En fosse, Matthias Pintscher cherche à résoudre l’impossible équation d’une phalange réduite de moitié par les mesures sanitaires, d’un chœur lui aussi amputé de la moitié de ses membres et d’une salle désespérément vide qui résonne comme un mauvais hall de gare, même après le ripolinage des ingénieurs du son au cours des derniers jours. Si certains choix de tempi et la manière de construire le discours orchestral auraient mérité qu’on s’y attarde en temps normal, ils apparaissent ici vains et surtout ne viennent aucunement en aide à un plateau où les décalages se multiplient notamment dans les ensembles. Le chœur s’en tire comme il peut dans une œuvre qu’il pourrait entonner en dormant. Les sopranos aux aigus chauds et millimétrés surnagent dans ces décibels compressés par la retransmission.
© Monika Rittershaus
Sur scène, Rene Pape présente quelques faiblesses inhabituelles au premier acte mais conduit son chant avec style et emphase comme à son habitude. Adam Kutny se révèle un Hérault sonore comme il se doit, un rien débraillé. Martin Gantner incarne Telramund avec la solidité que nous lui connaissons déjà, même si on pourra lui préférer des timbres plus sombres et des palettes plus mordorées pour rendre complètement justice à l’ambitieux Comte et à sa disgrâce. Vida Miknevičiūtė, remplaçante de Sonya Yoncheva, aborde Elsa pour la première fois mais peut s’appuyer sur un répertoire en langue allemande déjà conséquent et une formation en troupe dans ce même pays. Son vibrato très serré est assez déroutant, et en détournera certains. Surtout il obère les nuances que la soprano cherche à proposer. Reste un chant probe et endurant, un rien extérieur au trouble de l’adolescente. Triomphatrice de la soirée, Ekaterina Gubanova effectue une prise de rôle parfaite en Ortrud. On s’étonne d’ailleurs que ce rôle arrive si tardivement dans sa carrière quand ses Brangäne et Fricka sont encensées partout depuis une décennie. Elle fait un sort aux mots, aux situations, se glisse moitié féline, moitié reptile dans la peau de l’enchanteresse maléfique. Enfin, elle exulte comme une ogresse dans la dernière scène. Face à une telle furie, difficile pour Roberto Alagna d’emporter la majorité des suffrages, d’autant qu’il a fort à faire. Son premier Lohengrin (dû à l’imbroglio de Bayreuth il y a deux ans) cache un triple défi : prise de rôle, premier Wagner et première en langue allemande. On dit souvent de Lohengrin qu’il est le plus italien des rôles wagnériens. La tradition lyrique transalpine a légué nombre de témoignages dans ce sens mais dans des transcriptions dans la langue de Dante. Roberto Alagna pousse cette tradition à son paroxysme en s’appuyant sur ce qui aujourd’hui est sa marque de fabrique : un legato à se pâmer et un phrasé princier. « Elsa, Ich liebe dich » semble comme sorti d’un opéra de Puccini, le « taube » retrouve toute la douceur duveteuse de l’oiseau de paix ; les duos et adresses à Elsa sont empreints de la tendresse, du romantisme, de la fièvre qui sont celles du chevalier jouvenceau. Las, c’est aussi aux frais de la prosodie allemande qui ainsi passée au moulinet perd ses appuis sur les consonnes. Lohengrin ne pourrait venir d’un endroit plus mystérieux. Enfin, il reste à acquérir toute l’endurance nécessaire pour tenir jusqu’aux confins du troisième acte.
Pari à demi réussi ne veut pas dire fausse route. Les conditions très particulières de cette prise de rôle ne doivent pas décourager de retenter l’aventure dès que possible et de capitaliser sur le travail effectué pour s’aventurer dans d’autres rôles du répertoire allemand. Pour reprendre le vocabulaire automobile de la concession brabançonne, un chant si carrossé siérait parfaitement à Walther !