Pauvre Theodor Adorno, qui, dans ses Essais sur la musique, visait expressément l’épure du Nouveau Bayreuth en insistant sur tout ce que Lohengrin doit à son cygne : « un Lohengrin dans lequel le cygne est remplacé par un faisceau lumineux s’attaque à ce sur quoi repose l’ensemble de l’opéra, si bien que ce dernier devient lui-même superflu ». S’il avait su qu’en dépit d’une prestigieuse postérité, marquée par le Parsifal-Kabuki de Harry Kupfer avec sa Kundry transformée en geisha et le Tristan de terre et de feu signé Peter Sellars et Bill Viola, l’esthétique décantée et hiératique de Wieland Wagner serait renvoyée au rang de souvenirs par des metteurs en scène attachés à une incarnation théâtrale plus organique, il aurait sans doute été rassuré. Mais juste le temps de s’apercevoir que ce retour de manivelle dramaturgique ne marquait pas pour autant une réhabilitation de toute l’imagerie wagnérienne traditionnelle. Voyez Chéreau, son Ring pétri de matérialisme historique, son Tristan presque dynamique, comme ils ont pu transformer la compréhension d’œuvres qu’on ne pouvait croire acceptables que nimbées de lumières bleutées, ou au contraire encombrées de sous-bois touffus, de casques étincelants et parées de barbes hirsutes. C’est que les opéras de Richard Wagner ne sont pas des messes exigeant, soit les respectueux artifices d’une illustration littérale, soit le tamis rigoureux d’un décorum elliptique. C’est que le héros wagnérien n’a pas la pureté de l’idéal ; il a, comme chez Mozart, comme chez Strauss, comme chez Verdi, les contours flous de l’humain.
Pas de cygne, donc, sinon par allusions, dans ce Lohengrin présenté une première fois par Claus Guth à la Scala de Milan en 2012, et repris ces jours-ci à l’Opéra de Paris. Et pas d’armure, pour un Lohengrin dont l’héroïsme ne semble pas avoir de réalité ailleurs que dans l’imagination du choeur. Apparition de dos en position fœtale, allure juvénile et démarche sautillante, cet enfant sauvage ressemble moins au héros dont rêve Elsa qu’au jeune frère dont les souvenirs la hantent. Pas de cygne, pas d’armure… et pas de châteaux. Dans un intérieur d’une bourgeoisie austère, Telramund et Ortrud règnent en maîtres – mais en maîtres de maison, lui, aristocrate désoeuvré porté sur le cigare et la bouteille, elle marâtre tyrannique. Et quand on quitte enfin ce cadre étouffant, au troisième acte, c’est pour retourner sur les lieux du drame initial, dans les marécages où Elsa est accusée d’avoir perdu son frère. Alors, pas de cygne, mais une cohérence certaine, tirée à quatre épingles par une direction d’acteurs qui n’oublie jamais d’être naturelle quand elle se veut révélatrice, et portée par d’ambitieux moyens : les corps de bâtiment rappelleront aux amoureux de Vienne le Semperdepot, et on tremble en songeant au nombre de jerricans qu’il a fallu vider pour créer la rivière (qu’on espère chauffée…) où Lohengrin et Elsa achèvent de se déchirer.
Pas de cygne, mais peut-être un phénix, où Jonas Kaufmann, après quatre mois d’un retrait forcé, réalise enfin le retour si longtemps promis et tant de fois reporté. Le timbre, le phrasé, la diction ne trompent pas : c’est bien lui, en forme mais prudent, qui sollicite l’aigu avec parcimonie, dose sagement la puissance, renonce par avance aux coups d’éclat. On commence à se dire que ce soir, le ténor cherche sans doute à rassurer, y compris lui-même, et que les prises de risque attendront encore un peu. Et puis, vient le dernier acte. Dans le « In fernem Land » le plus lent jamais osé, Kaufmann fait ce que lui seul sait faire : dérouler lentement le fil d’une ligne de chant ineffable, déployer les mille ressources du souffle, parer le discours de nuances inouïes. Alors on saisit que ce Lohengrin refusant tout héroïsme, ce n’était pas du confort ; Kaufmann n’est pas fragile par pusillanimité, il est fragile par nécessité, pour rendre plus vrai que nature, et plus touchant que jamais, ce Lohengrin-Peter Pan, enfermé dans son corps d’enfant perdu. Au final, bien sûr, c’est un triomphe, et le chanteur, poing fermé, savoure la victoire.
Mais les triomphes, en ce soir de première, sont répartis : triomphe déjà pour le chœur, si sollicité dans cet opéra, et si abouti dans le grandiose finale du deuxième acte. Triomphe aussi pour Evelyn Helitzius, Ortrud déchaînée, à la fois machiavélique et instinctive, froide et bouillonnante, qui ne fait qu’une bouchée de sa grande confrontation avec Elsa et ne paraît presque pas éprouvée dans les affres de ses imprécations finales. Si Tomasz Konieczny est sa victime, c’est alors une victime consentante ; habitué des méchants wagnériens, le baryton utilise intelligemment les bizarreries d’une émission hétérogène pour composer un Telramund brutal et violent, impulsif et guerrier. Somptueux de timbre mais pas exempt de quelques soucis d’intonations, le roi de René Pape partage avec le héraut d’Egils Silins le louable souci de rendre présents des personnages trop souvent négligés. Quant à Martina Serafin, elle a les indéniables atouts d’un instrument solide et d’une diction irréprochable, mais son Elsa, bien plus femme que jeune fille, ressemblerait presque à une Maréchale.
Dans la fosse, Philippe Jordan montre en Lohengrin les qualités et les défauts de son Ring : son sens de l’architecture et des plans sonores le conduit à stratifier son orchestre plutôt qu’à l’unifier, à produire du détail au lieu de forger une sonorité. Un Wagner dégraissé n’a certes rien d’illégitime ; mais même sans cygne, il peut garder tout son charme.