Et si, plutôt que le sauveur désintéressé que la curiosité maladive d’Elsa force à se trahir, Lohengrin était finalement l’archétype du leader providentiel et manipulateur ? C’est la proposition de Carlos Wagner (aucun lien avec Richard) dans cette production d’abord montée à Coburg puis à Rennes ; et elle est convaincante, avant tout parce qu’elle évite la réduction binaire au nazisme qui interdit d’emblée dans d’autres spectacles toute vision dramaturgique nuancée.
Une salle d’archives en souterrain, celle d’un tribunal, ou d’un parlement : le décor unique est celui d’une société qui se noie dans le papier, dans la bureaucratie d’un pouvoir impuissant. Les machines à écrire sont les dernières armes à fonctionner à plein régime. Le roi Henri s’agite comme il peut à la tribune mais ne semble plus avoir prise sur un peuple désorienté, dont la servilité n’attend que l’apparition d’un nouveau guide. Celui-ci apparaîtra – c’est le seul reproche que l’on peut adresser à une scénographie autrement de bon goût – dans un costume de gourou immaculé, tiré par un cygne-esclave SM : le trait aurait gagné à être un peu moins forcé. Ce Lohengrin-Raël convainc les foules, ne dit pas d’où il vient, ni où il va. Son avènement correspond au moment de l’histoire de ces sociétés fragiles où l’on joue à se faire peur ; jusqu’à la question d’Elsa, acte de résistance de celle qui ne semble jamais y avoir cru tout à fait. Dans cette version du mythe, où beaucoup de régisseurs auraient chaussé de gros sabots, Carlos Wagner préfère la suggestion à l’affirmation, l’ambivalence des affects à la raideur des postures. C’est la grande richesse de sa mise en scène.
D’autant que lui répond une équipe de chanteurs finement distribuée. Viktor Antipenko, loin de l’intériorité des Lohengrin du moment (Jonas Kaufmann en tête), est un chevalier taillé dans un seul bloc : mais quel matériau ! La voix, ductile et sonore, tire davantage le rôle vers les rivages d’Italie que vers ceux des lacs ombrageux de Germanie, n’empêchant d’ailleurs pas un « In fernem Land » d’une belle retenue. Son Elsa est lumineuse : Barbara Haveman impose son soprano délicat et sa sensibilité dans les deux premiers actes. Les grandes impulsions du troisième acte la verront néanmoins s’éloigner de sa zone de confort ; mais ce qu’elle perdra en vocalité, elle le gagnera en sincérité d’actrice. Autre grande comédienne, Janice Baird, Ortrud d’autant plus glaçante qu’elle est humaine, non pas hystérique. La chanteuse, elle, peine à cacher le poids des rôles plus lourds dont elle s’est chargée. Si l’aigu reste ample et percutant, le medium s’avère trop étroit et instable, au risque de menacer la ligne de chant. Nul reproche à adresser aux autres rôles masculins, qui voient dans le caverneux Jean Teitgen et l’édifiant Anton Keremidtchiev compléter judicieusement une troupe dont on imagine aisément la complicité.
Complicité à laquelle participe manifestement le chef Rudolf Piehlmayer, à la tête d’un orchestre de l’Opéra de Rouen au sommet. Soignant les interventions des chanteurs, tissant des préludes d’une facture idéale (violons superbes !), accompagnant en coulisse ou en haut du second balcon telle trompette ou tels choristes : il est l’artisan premier de ce succès qui a la force de l’évidence, très chaleureusement applaudi par le public rouennais.