Gaetano DONIZETTI (1797-1848)
LUCREZIA BORGIA
Créé le 26 décembre 1833
Au Teatro alla Scala di Milano
June ANDERSON, Lucrezia Borgia
Ismael JORDI, Gennaro
Marianna PIZZOLATO, Maffio Orsini
Mirco PALAZZI, Alfonso, Ducca di Ferrara
Pietro PICCONE, Rustighello
Chris DE MOOR, Gubetta
Roger JOAKIM, Astolfo
Daniele MANISCALCHI, Jeppo Liverotto
Cristiano CREMONINI, Oloferno Vittelozzo
Ivan THIRION, Don Apostolo Gazella
Patrick DELCOUR, Ascanio Petrucci
Nicolas MOTTART, Un échanson
Alexei GORBATCHEV, Une voix du ciel
Paolo ARRIVABENI, Direction musicale
Orchestre & Chœurs de l’Opéra Royal de Wallonie
Version concertante
Salle du Forum de Liège
Loin de la Lucrèce Antique
N’y allons pas par quatre chemins, l’Opéra Royal de Wallonie vient sans doute de nous offrir le sommet de la saison belge en matière de Bel Canto et pourtant, Joosten à Bruxelles pour Lucia di Lammermoor avec l’incandescente Elena Mosuc, avait placé la barre très haut. Le directeur de l’ORW frappe un grand coup avec cette Lucrezia Borgia, balayant d’un revers de main, les dubitatives objections de ceux qui ricanaient doucement, à l’annonce de sa volonté d’amener le théâtre belcantiste à Liège. Si Maria Stuarda, avec la prise de rôle de l’émouvante Ciofi, n’avait pas tout à fait tenu ses promesses, cette Lucrezia Borgia se clôture sur un triomphe total et parfaitement mérité.
Une interrogation se posait au sujet du Forum, ordinairement appelé à de toutes autres manifestations. Trois accords et toute crainte était levée, aucun problème de décalage, de déséquilibre, ou encore de projection. Cette réussite est à placer dans les mains d’un homme, le Maestro Arrivabeni. Ce soir, tout sera à la fête dans une cité ardente qui a rarement si bien porté son nom.
Le triomphe d’un chef
On ne remerciera jamais assez Stefano Mazzonis pour la nomination de Paolo Arrivabeni à la direction musicale de sa maison d’opéra. Hier, le Maestro a scellé son histoire d’amour non seulement avec l’orchestre (et nous sommes particulièrement heureux de l’écrire) mais également avec le public liégeois dont les ovations sont parmi les plus tonitruantes de la francophonie. Arrivabeni est le musicien que Liège attendait désespérément. Nous avions déjà décrit l’urgence d’une reprise en main de la phalange de l’ORW, tant certaines choses nous étaient apparues tristes. C’est un orchestre métamorphosé que nous avons entendu, en cohésion, parfaitement attentif et soucieux de réaliser au mieux les souhaits de son chef. Il y a visiblement une relation de respect mutuel nouvellement instaurée, cela se sent à la moindre intention. Le succès de cette Lucrezia Borgia est avant tout, le triomphe de cet homme appartenant à une race que l’on croyait éteinte, celle du Maestro Concertatore, définissant son travail comme le gardien, le garant des volontés d’un compositeur, véritable pont artistique entre les différents acteurs, n’abusant à aucun moment de sa position pour satisfaire de quelconques fantasmes narcissiques. Arrivabeni fait montre d’une maîtrise fantastique de l’œuvre tant dans sa structure, son drame, que son théâtre. Il ajoute à cela, un amour déraisonnable pour la voix, il connaît les instruments de ses solistes, dans leurs atouts et leurs limites. Il n’aura de cesse, sans aucune concession à l’œuvre, de les mettre tous en valeur, de sa Prima Donna au moindre comprimario. Chacun, grâce à la baguette de ce sorcier, pourra s’inscrire dans un fabuleux travail d’équipe, au sein d’une affiche d’une homogénéité parfaite. Dans ce grand art, chacun peut, en toute aisance, faire entendre son timbre et donc incarner, même en quelques lignes, son personnage. Paolo Arrivabeni peint son Bel Canto avec une palette infinie de couleurs. Sa Borgia nourrit les tensions de son drame au moyen d’incessantes nuances et un art consommé du Chiaro Oscuro, rarissime en notre époque de bruit. A l’écoute de ceci, tous les espoirs sont permis pour les saisons à venir. Pour vous traduire encore davantage notre ressenti, les larmes aux yeux, plus d’une fois, les échos historiques des soirées offertes par le Maestro Zedda avec les Rossini de Blake et Podles, nous sont revenus en mémoire.
Hier, le terme comprimario a retrouvé toute sa noblesse. La dizaine d’artistes remplissant cette fonction, le font tous à satiété. On remarque quelques jeunes artistes, et aussi, ce qui semble être le retour de quelques chanteurs locaux et francophones. Car, sans faire preuve de nationalisme déplacé, il nous semble salutaire, qu’à talent égal, l’Opéra de Liège fasse appel à nos artistes mais aussi, aide au mieux de jeunes talents régionaux à apprendre cette part de métier que l’on n’acquiert que sur les planches. Mazzonis nous a indubitablement fait découvrir de belles voix italiennes mais la saison dernière, le public liégeois avait posé ouvertement la question de savoir où étaient passés les artistes belges auxquels il était attaché. Le message semble passé et là aussi, un équilibre bienvenu est en voie de réalisation.
Pizzolato retrouve sa farine
Marianna Pizzolato reçoit un succès personnel impressionnant et justifié pour un idéal Maffio Orsini. Quel bonheur de la voir distribuée dans un véhicule mettant en valeur ses nombreuses qualités d’école. Pizzolato est un pur contraltino avec un certain devenir pour des éléments plus larges mais toujours au sein du trio Bellini, Donizetti et bien entendu, Rossini. Faute de titulaires, elle est parfois amenée à accepter, même si elle a l’intelligence de ne pas se mettre en danger, des rôles excédant en dramatisme, ses beaux moyens. Si son Tancredi en 2004 pouvait s’expliquer par l’urgence d’un remplacement de dernière minute (Kasarova), son Andromaca (Ermione, Pesaro 2008), bien qu’excessivement bien chantante, ne possédait pas l’envergure théâtrale requise. Son Elisabetta (Maria Stuarda, ORW 2008) qui pouvait s’expliquer judicieusement par un équilibre avec le calibre vocal de Patrizia Ciofi, ne pêchait nullement par goût mais là aussi, un rayonnement dramatique manquait cruellement à l’appel. Sans compter que dans ces emplois, l’amenant aux frontières, pour ne pas dire aux limites d’un instrument ne manquant pourtant nullement de fruit, la cantatrice était contrainte à déchirer son aigu ou rompre les équilibres naturels de ses registres. Après une Rosina (Il Barbiere di Seviglia, Liège) déjà idéale d’emploi, on observe, comme dans cet Orsini, que dès que la voix est distribuée dans une partition adéquate, l’instrument retrouve une assise, une projection, une évidence beaucoup plus naturelle. Pizzolato dessine en toutes beautés vocales, la psychologie d’un Orsini finement ciselé. Son Nella fatal di Rimini procure la première émotion de la soirée tandis que son Brindisi, Il segreto per esser felici, est un hommage aux plus grandes.
Mirco Palazzi relève également le gant de son Duc de Ferrare. Plus basse chantante que grand baryton pré-verdien auquel on confie souvent Alfonso, Palazzi, à peu d’extension près, confère l’autorité nécessaire à son rôle. La qualité première du chanteur est le mordant de la voix et la qualité du timbre jusqu’au haut médium. Son Vieni, la mia vendetta, est de belle facture, même si le tempo retenu dans la cabaletta Qualunque sia l’evento, l’amène dans quelque retranchement. Ses duos sont de grands moments de chant et de théâtre grâce à un art consommé du texte et de la nuance.
Jordi renvoie Florez à ses études
Révélation du jour : Ismael Jordi pour un splendide Gennaro ! Le jeune ténor a eu beaucoup de peine à se défaire d’une certaine étiquette depuis un spectacle dans la capitale parisienne. Ce qu’il a offert en splendeurs vocales, musicales et stylistiques, balaient ces considérations en un instant. La voix stupéfie par une projection dont le focus est un véritable laser (effet Kraus ?), sans aucune contrainte ou effort déplacé. La couleur de voix est idéale de juvénilité, d’ardeur romantique mais aussi, d’idéalisme suicidaire qui le conduira à sa perte. Le «couple» formé avec Lucrezia est parfait. Déployant des trésors de nuances, il nous offre en prime, le luxe de la scène alternative d’Ivanoff, T’amo qual s’ama un angelo, entendue récemment sur cette même scène par un certain Divo péruvien, renvoyant ce dernier par la même occasion, au juke-box lui servant d’intelligence musicale. Jordi est un nom à suivre indubitablement, bien employé, le meilleur lui est réservé.
L’authentique Prima Donna
Et donc, June Anderson, figure légendaire du Bel Canto, a enfin chanté ses premières Borgia. Anderson est une des rares titulaires ayant avec un même bonheur, fréquenté Bellini (sa Beatrice di Tenda est mythique et Norma est un des rares emplois encore à son répertoire), Rossini (une des rarissimes soprani avec Miricioiu ayant pu rendre justice au Serio notamment dans les impossibles Colbran) et bien entendu, Donizetti (elle fut LA Lucia de sa génération après le retrait de Joan Sutherland, dont on lui confia peut-être prématurément le plein héritage). Beaucoup attendaient à un certain moment de sa carrière, qu’elle s’empare des grands emplois donizettiens notamment la Trilogie Tudor. Devereux et Stuarda ne furent pas au rendez-vous, Bolena vit des débuts tardifs mais concluants à Pittsburgh et à notre connaissance, ne connut qu’une seule reprise de concert à Bilbao en 2007. La carrière de June, notamment sur le plan opératique, a connu un fort ralentissement depuis quelques saisons. Bien entendu, la cantatrice a désormais une glorieuse carrière derrière elle, elle appartient déjà à bien des égards, à l’histoire du Chant dans la génération des Cuberli, Ricciarelli, Devia et Miricioiu. L’artiste est intacte, tout comme la musicienne, et devant ce métier confondant, allant à l’essentiel, pétri de nuances, de phrasés, servi par un authentique charisme scénique, on s’explique mal la rareté de ses apparitions. Le public l’accueillera non pas avec des applaudissements nourris, mais bien avec une véritable vague d’amour et d’encouragements. Tous étant conscients de l’enjeu. Cette initiative ira droit au cœur de June et il lui faudra bien la globalité de la scène d’entrée, Tranquillo è posa, Com’è bello, pour se détendre, une ligne légèrement détonante se faisant ressentir. Audiblement galvanisée par l’accueil du public, elle va se libérer dès le premier duo. Le restant de la soirée ne sera qu’émotion renouvelée. A l’issue du Era desso il figlio, on sort chancelant d’une telle leçon de musique et de théâtre. Pour apprécier l’art véritable d’une June Anderson, loin des hystéries narcissiques de certaine ou des escroqueries vocales d’autre porte manteau publicitaire, il faut pouvoir s’émouvoir de l’aristocratie d’une cantatrice consciente de ses fêlures, de son vécu, de la patine ambrée que trente patientes années, ont déposé sur un instrument entièrement dédié à la musique. La gestuelle d’Anderson, dans sa noble économie et son extrême féminité, suffit à camper la personnalité meurtrie vers laquelle elle tire sa Borgia. Moins maternelle que Caballé, moins électrisante dans les fureurs qu’une Sutherland (on ne peut dénier la prudence qui désormais accompagne un suraigu qui fut jadis fulgurant ni la fébrilité de l’intonation à partir du Si), la terre glaise dont est façonnée la Borgia d’Anderson, est pétrie des larmes d’une femme jetant un regard résigné sur une vie brisée à des fins politiques. Avec le soutien indispensable d’Arrivabeni, Anderson signe non seulement une prise de rôle ambitieuse, mais démontre, si besoin était, qu’elle est encore là et que les services qu’elle peut rendre au chant, sont encore immenses. Dans le paysage lyrique actuel où les plus vulgaires compromissions sont envisageables pour maintenir en place, des personnages sans technique et sans école, s’affichant dans les monuments du Bel Canto dans le seul but de s’auréoler d’une gloire aussi usurpée qu’éphémère, des personnalités comme Anderson, Devia, Podles et Miricioiu, nous rappellent l’espace d’un soir, ce qu’une authentique Prima Donna signifie…
Philippe PONTHIR
La voix officielle de June Anderson, quelques incontournables :
June Anderson Dal Vivo In Concerto
Airs de La Battaglia di Legnano (Verdi), La Sonnambula (Bellini), Lucia di Lammermoor (Donizetti), La Traviata (Verdi), Semiramide (Rossini)
Enregistré « live » le 24 novembre 1984 au Teatro Ducale, à Parma, en Italie
BONGIOVANNI – GB 2504-2
June Anderson, Airs d’opéras de Bellini
Extraits de I Puritani – I Capuleti e i Montecchi – La Sonnambula – Beatrice di Tenda
Enregistré en juin 1987 à Monte-Carlo
EMI – CDC 747561 2
June Anderson, Airs d’opéras français
Extraits de : Hamlet (Thomas), Robert le Diable (Meyerbeer), Manon (Massenet), Roméo et Juliette (Gounod), Le Pardon de Ploërmel (Meyerbeer), Ivan IV (Bizet), La Vestale (Spontini), Les Vêpres Siciliennes (Verdi)
Enregistré en septembre 1989 à Toulouse
EMI – CDC 754005 2
June Anderson, Rossini Scenes
Extraits d’Ermione – Semiramide – La Donna de Lago – Otello – Guillaume Tell – Il Viaggio a Reims
Enregistré à Bologne, en Italie, en juin et juillet1991
DECCA LONDON – 436 377-2
June ANDERSON en quelques dates.
1978 Débuts professionnels au New York City Opera, DIE ZAUBERFLOTE (Königin der Nacht).
1982 Débuts européens et première SEMIRAMIDE, Roma.
1983 Débuts à Firenze et à Genève dans LUCIA DI LAMMERMOOR.
1984 Première Amina dans LA SONNAMBULA à Venezia.
1985 Débuts à l’Opéra de Paris dans ROBERT LE DIABLE, reprise légendaire avec la dream team de Rockwell Blake et Samuel Ramey.
1986 Première Desdemona dans l’OTELLO de Rossini au Teatro della Fenice, Venezia.
Débuts à la Scala de Milano dans LA SONNAMBULA.
Débuts au Covent Garden de Londres dans SEMIRAMIDE et LUCIA DI LAMMERMOOR.
LA FILLE DU RÉGIMENT à l’Opéra Comique de Paris au côté du légendaire Alfredo Kraus.
1987 I PURITANI à l’Opéra Comique de Paris.
1987 Première Giulietta dans I CAPULETI E I MONTECCHI à la Scala de Milano.
1987 Première BEATRICE DI TENDA à Venezia.
1988 Trois débuts rossiniens historiques :
– Première ARMIDA à Aix-en-Provence au côté de Rockwell Blake.
– Première apparition scénique au Festival de Pesaro dans OTELLO (Merritt, Blake).
– Première Anna dans MAOMETTO II à la scène, à San Francisco.
1989 Débuts au Metropolitan Opera de New York dans RIGOLETTO.
1990 Résurrection historique de RICCIARDO E ZORAIDE à Pesaro
Création de SEMIRAMIDE au Metropolitan Opera de New York (Horne, Ramey).
1992 Première Elena de LA DONNA DEL LAGO à la Scala de Milano (Merritt, Blake, Dupuy, Muti).
1995 Première Lucrezia dans I DUE FOSCARI de Verdi à Covent Garden.
1995 Première Rosalinde dans DER FLEDERMAUS au Metropolitan Opera de New York .
1996 Première Giovanna dans GIOVANNA D’ARCO de Verdi à Londres.
1996 Première Tatiana d’EUGENE ONEGUINE à Tokyo.
1997 Première NORMA au Lyric Opera de Chicago.
1997 Première Elvira dans ERNANI de Verdi avec l’OONY (Opera Orchestra of New York).
1998 Première Leonora dans IL TROVATORE de Verdi au Metropolitan Opera de New York.
2000 Première ANNA BOLENA à Pittsburgh.
2002 Première de CAPRICCIO à Napoli.
2005 Première Agavé dans la création française de THE BASSARIDS de Hans Werner Henze au Théâtre du Châtelet à Paris.
2005 Première DAPHNE de Richard Strauss, à La Fenice de Venezia
2005 Première Madama Cortese d’IL VIAGGIO A REIMS, de Rossini, pour la réouverture de la Salle Garnier de l’Opéra de Monte-Carlo.