Evidemment, cette Lolo Ferrari était attendue au tournant, tout le monde ayant remarqué l’étrange similitude entre cette création rouennaise et l’opéra Anna Nicole de Mark Anthony Turnage, créé avec grand succès à Covent Garden en février 2011. Dans les deux cas, une histoire d’implants mammaires qui finit mal, doublée d’une satire de notre société du spectacle. Certains jugeaient d’emblée voué à l’échec ce qu’ils considéraient comme une inévitable resucée de ce que les Anglais avaient si bien réussi. C’était oublier que malgré des ressemblances réelles, l’essentiel serait différent : la musique. Là où Turnage misait sur la proximité avec la musique populaire américaine, le compositeur liégeois Michel Fourgon ne s’embarrasse d’aucune référence et compose une partition qui n’est qu’à lui. Ce qu’il écrit n’a rien qui puisse effrayer les réfractaires à la musique contemporaine, mais cela n’empêche nullement une recherche sur les timbres et les lignes mélodiques. On pourra discuter l’intégration du parlé (la « conférence » du septième tableau aurait pu être moins longuement informative, et la phrase prononcée en conclusion par le mari de Lolo aurait sans doute dû être chantée). On pourra surtout déplorer un réel manque de relief des premières scènes, où la relative uniformité du discours musical peine à retenir l’attention : par exemple, la mère de l’héroïne tient des propos d’une violence sidérante, mais son chant ne reflète en rien cette véhémence, comme si le compositeur répugnait à exploiter les ressources dramatiques du livret. Heureusement, ce manque de théâtre s’estompe bientôt, à partir du cinquième tableau, où Lolo interprète son tube « Airbag Generation », seul moment qui s’approche d’Anna Nicole en s’inspirant d’une certaine vulgarité musicale. A partir de là, il se passe réellement quelque chose, notamment parce que le livret et la mise en scène se détache du réalisme initial. Le dialogue se fait quasiment surréaliste lorsqu’un spécialiste d’aéronautique et un chirurgien discutent de la méthode à suivre pour donner à la poitrine de Lolo sa démesure finale, et la scène de « la visiteuse » est un intense moment de poésie, dans un style dont on regrette que Frédéric Roels ne l’ait pas choisi pour l’ensemble de son texte. Quant à la mise en scène de Michaël Delaunoy, dans un décor où tout un jeu de rideaux permet de multiplier les lieux, et avec un judicieux usage de la vidéo, elle donne à voir avec fluidité et élégance ce qui pourrait n’être qu’un fait-divers sordide ; la scène 8 bascule dans une allégorie rappelant Le Balcon, avec ses trois personnages masculins chaussés de cothurnes, aux tenues extravagantes, le trio designer – chirurgien – imprésario devenant un peu l’équivalent du trio évêque – général – juge chez Genet. Au tableau suivant, dans une lumière irréelle, une « visiteuse » (la mort ? Lolo enfant ?) apparaît telle une nouvelle Mélisande, aussi diaphane et élancée que Lolo est volumineuse et charnelle.
S’il prive le spectateur de frisson auditif, le refus de toute virtuosité démonstrative que revendique Michel Fourgon dans son écriture a au moins le mérite de permettre aux chanteurs d’évoluer dans leur zone de confort vocal. Habituée du répertoire baroque, Chantal Santon trouve ici un personnage de premier plan, qui évolue de l’adolescente à l’adulte et qui connaît successivement ascension puis déclin. Elle assure les différentes facettes de l’héroïne, seule l’altercation de la scène 10 l’obligeant à hausser le ton, avant la superbe chanson « Set me free » qui est le chant du cygne de Lolo. Un seul duo, trop bref, l’unit à son mari et manager, interprété avec brio par Thomas Dolié, dans un parcours qui va, là aussi, de l’arrogance à la déchéance. Son rôle, toujours proche du parlando, ne l’autorise hélas pas à déployer toutes les ressources de sa voix. On pourrait regretter, malgré leurs efforts d’articulation, un manque de familiarité avec notre langue chez Tatyana Ilyn, mère à qui sa robe donne un faux air de méchante reine de Blanche-Neige, comme chez Xin Wang, qui cumule trois brefs rôles de ténor. Renaud Delaigue aligne de belles notes graves, Michel Fourgon ayant dans son cas fait exception à sa règle refusant de s’aventurer dans les extrêmes des tessitures, et Jenny Daviet est une Visiteuse au charme troublant. Il faut surtout saluer le beau travail du chœur, présent dès les premières mesures de l’œuvre, et qui revient ensuite à chaque « intervention » sur le corps de l’héroïne ; habillés en chirurgiens, les choristes énoncent les différentes étapes des opérations et énumèrent les médications nécessaires avec une objectivité clinique assez glaçante. Conduit par son directeur musical, Luciano Acocella, l’orchestre se montre précis mais discret, même si la partition lui évite moins systématiquement les éclats que pour les chanteurs. Après cette création, espérons qu’une reprise prochaine (en Belgique ?) permettra à Lolo Ferrari de revivre, peut-être sous forme révisée pour mieux emporter l’adhésion.
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