Il y avait eu Le pays du sourire, il y aurait désormais Il paese dei campanelli, Le pays des clochettes. Sur le mode plaisant que constitue le genre, cette opérette créée en 1923 nous offre une image de l’évolution des mœurs au lendemain de la première guerre mondiale. La mobilisation massive des hommes pendant plusieurs années a donné aux femmes des responsabilités et une liberté nouvelle. Le monde immuable, où la femme est la propriété de l’homme et l’ornement de son foyer, a vécu. D’autant que la venue en Europe d’hommes originaires des États-Unis va répandre des musiques nouvelles, même loin des grands centres, car ces années-là sont aussi celles de l’avènement de la radiodiffusion. Ce bouleversement, s’il concernera tout le continent, n’aura pas lieu partout simultanément. Et c’est sur cette évidence que repose le livret de l’opérette donnée cet été à Martina Franca.
Que se passerait-il si dans un lieu où la vie continue comme avant, la modernité faisait irruption ? Par exemple dans une petite ville de Hollande où le patriarcat règne encore sans partage. La vie y est particulièrement ennuyeuse, car une particularité locale prive les habitants d’y mettre du piment par une diversion érotique, une aventure extraconjugale. En effet chaque maison est dotée d’une clochette qui se mettrait à sonner en cas d’adultère. La crainte du qu’en-dira-t-on est la plus forte et les rapports conjugaux et sociaux restent figés dans une morne convention qui ne satisfait personne.
L’événement qui viendra rompre cette routine sera l’escale forcée d’un navire à la suite d’une avarie. L’équipage est composé de jeunes Anglais qui rentrent au pays après une mission au Japon. Ils ont bien l’intention de profiter de cette halte pour s’amuser, c’est-à-dire, selon la mythologie du marin, de conquérir toutes les femmes qu’ils pourront. Leur irruption dans cette bulle passéiste sera décisive : après leur départ, rien ne sera plus pareil, ni pour les femmes, ni pour leurs maris.
Le librettiste commence donc par présenter ce lieu d’apparence idyllique, où hommes et femmes jouent leur rôle traditionnel, ils fument la pipe, elles font des guirlandes de fleurs. Mais rapidement les tensions apparaissent : le conseiller Tarquinio – oui, dans ce pays flamand les habitants ont des noms italiens – reproche à sa femme, la belle Bombon, d’aller et venir comme bon lui semble; le maire Attanasio et sa femme Pomerania, ni jeune ni belle, ont des échanges plus aigres que doux. Seul le conseiller Basilio se rengorge du dévouement de sa petite Nela, une épouse impeccable. C’est elle, avec la chanson du lait, qui peint le tableau d’une existence heureuse dont on comprendra plus tard qu’elle est ce dont elle rêve. Quatre coups de canon annoncent l’arrivée d’un bateau, et Bombon fait son entrée, sur un rythme de fox-trot qui la distingue aussitôt de la gavotte conventionnelle de Nela et la stigmatise comme femme ayant « vécu ». Là-dessus les marins anglais débarquent en chœur, et ce sera le début de la fin pour le statu quo de la communauté.
A ce point du compte-rendu, le lecteur a compris que c’est du choc de deux modes de vie que vont naître les péripéties qui feront tinter, ou mieux carillonner toutes les clochettes du pays. Malheureusement, le parti pris par le metteur en scène, Alessandro Talevi, ne permet pas de sourire du contraste entre l’existence compassée de sédentaires moralistes et l’exubérance débridée de globe-trotters jouisseurs. Avec la complicité d’Anna Bonomelli, qui a créé décor et costumes, il situe l’action dans le salon d’un transatlantique, où palmiers factices et petites tables entourent le podium où se produisent les vedettes des attractions. A cour, d’imposantes portes donnent accès aux dégagements et une rambarde en hauteur figure le pont supérieur où les marins peuvent observer le salon. Impressionnant, fonctionnel, agréable à l’œil, c’est du beau travail, et les costumes ne sont pas en reste, en particulier féminins. Variés, nombreux, colorés, souvent constellés voire couverts de paillettes, et bien dans la mode des années 1920, quand les tournures et les corsets avaient disparu et que les étoffes souples comme le crêpe et la soie adhéraient au corps comme une seconde peau, ils sont un plaisir des yeux.
Mais dans cette débauche d’élégance et de références – Bombon semble souvent un clone de Maë West – le contraste destiné à caractériser chaque communauté disparaît, et par suite l’amusement qui pouvait en découler. Osons-le dire, nous avons souri davantage à lire la présentation de l’œuvre par Bianca de Mario qu’à la transposition proposée. Pourquoi ne pas avoir conservé l’intégrité de la proposition ? Un port avec des ateliers de réparation navale dont les habitants vivraient à l’écart du monde, ça n’existe pas, même en 1923. Mais c’est le choix des auteurs, et il a sa raison d’être : ce lieu imaginaire représente l’illusion impossible à maintenir, compte tenu de la guerre récente et de ses conséquences sur les statuts respectifs des hommes et des femmes. En les habillant à la dernière mode de leur temps, le spectacle fait l’impasse sur l’archaïsme des faux-semblants que la vitalité des marins fera voler en éclats, au grand déplaisir de ses soutiens. Et ainsi s’évapore la fantaisie de l’imaginaire du librettiste.
Trois couples, donc, au moins formellement. En réalité, deux femmes, car les maris sont des fantoches sans épaisseur,. Nela, l’épouse irréprochable, est en fait une autre Bovary. Déçue par sa vie conjugale mais néanmoins épouse parfaite selon les normes locales, elle rêve d’amour, de sentiments partagés. Séduite par le beau Hans, elle va fantasmer une communion pouvant déboucher sur une autre vie. Évidemment elle pleurera quand Hans quittera le port sans retour. Bombon l’a pourtant mise en garde : cette femme trop indépendante au gré de son mari dont on se demande comment il a pu l’épouser, tant il est conventionnel alors qu’elle semble déjà vivre en femme émancipée, est sans illusion sur les hommes et le sentiment amoureux. Lucide et assez courageuse pour braver les commérages, c’est une artiste qui pose pour des cartes postales et organise des événements festifs. Si elle n’est pas une oie blanche elle n’est pas une femme de petite vertu mais un individu revendiquant ses droits de personne libre. La dernière individualité féminine, Pomerania, est distribuée à un homme en travesti, parce que le personnage est censé être une femme peu séduisante et plutôt acariâtre dont ces jeunes gens embrasent les sens. Si bien qu’à la fin (est-ce une invention du metteur en scène ?), alors que le navire va quitter le quai elle s’élance à bord et on la verra, depuis le pont supérieur, saluer le monde qu’elle vient de quitter.
Des éléments perturbateurs, deux individus se détachent. Hans est le jeune premier, le séducteur qui adapte son discours à la proie, afin qu’elle succombe à la tentation qu’il représente. L’autre est l’élément comique, désigné par son nom français, La Gaffe. Moins cynique qu’on ne pourrait croire dans le duo où en réponse aux questions de Bombon costumée en geisha il évoque l’amour avec les femmes japonaises avec tous les clichés de la femme-objet, il est à l’origine du coup de théâtre du deuxième acte. Dans un message pour l’amirauté relatif à l’escale forcée pour réparations, il avait ajouté une ligne demandant l’envoi de « distractions », mais s’étant trompé d’adresse le télégramme est arrivé dans les mains de l’épouse de Hans, qui a battu le rappel des autres femmes des cadets. Les voilà donc qui débarquent, et rapidement au fait des incartades de leurs époux elles décident de leur rendre la pareille, en dévergondant les hommes du cru, qui ne se font pas prier, et tant pis si les clochettes carillonnent pour eux comme elles ont carillonné pour leurs épouses infidèles.
Là encore, metteur en scène et costumière s’accordent pour faire des Anglaises l’incarnation de la modernité féminine, en tenue de tenniswomen tout d’abord, avant leurs tenues de girls dans une revue. Le problème est que la différence entre ces tenues de spectacle et celles de leurs rivales locales est très ténue et que, une fois encore, le contraste à vocation comique disparaît. Sans doute voit-on apparaître des flamants roses – quatre danseuses – une girafe singulière et un gorille très King Kong mais ces fantaisies égarent plus qu’elles n’éclairent.
© clarissa lapolla
La musique est donc composée, on l’aura deviné, de morceaux d’ensemble pour les chœurs, de solos, de duos, avec de nombreux rythmes de danses du début du XXe siècle, et en particulier ceux que les soldats américains et la radio contribuaient à diffuser. On louera chaleureusement la chorégraphe Annamaria Bruzzese ainsi que la troupe des huit danseurs et danseuses. Remarquable la scène où grâce aux lumières de Pietro Sperduti les quatre danseuses « classiques » semblent la représentation du rêve de Nela, et révèlent un univers mental dépourvu de réalisme. Les passages parlés sont nombreux et entrecoupent donc le flux musical, dont le lyrisme ne s’épanouit vraiment que dans les intermezzi, et au deuxième acte dans le récitatif de Bombon et la romance de Nela la sentimentale, à laquelle se greffe Hans, que la clairvoyante Bombon va rabrouer avant que La Gaffe ne les rejoigne pour un quatuor destiné à éloigner l’esprit de sérieux. Les musiciens de l’Orchestre du Teatro Petruzelli de Bari semblent prendre du plaisir à jouer cette partition mosaïque où vivacité et sentiment sont indissociables de la légèreté d’exécution. Fabio Luisi a l’expérience nécessaire pour obtenir le meilleur résultat, tout comme Fabrizio Cassi qui a préparé le chœur du même théâtre, irréprochable malgré les nombreuses évolutions pour lesquelles il est sollicité.
Des rôles solistes de second plan – Stefano Bresciani, Fabio Rossini, Pasquale Buonarota, Graziano de Pace – si aucun ne se distingue particulièrement puisqu’aucun ne chanten tous ont la juste tenue scénique convenant à leur personnage, sans surcharge qui nuirait à l’élégance de l’ensemble. On a noté avec amusement la coiffure de Pomerania – Federico Vazzola – directement inspirée de celle de Cruella. Quant aux solistes de premier plan, ils sont globalement à la hauteur de leur tâche, mais on ne cachera pas la déception que la voix de l’interprète de Nela, Francesca Sassu, à juste titre soucieuse de nuancer son émission pour un personnage vibrant de sensibilité, soit souvent confidentielle et de faible projection. Belle projection en revanche pour Norman Reinhardt que sa haute stature achève de rendre crédible dans le personnage du conquérant, capable lui aussi de nuances quand il achève l’assaut de la sentimentale Nela. De même la voix de Matteo Macchioni passe bien la rampe et il compose avec une sage mesure son personnage de gaffeur invétéré. Irréprochable aussi Silvia Regazzo qui incarne Ethel, la femme bafouée qui rend coup pour coup, avec une désinvolture scénique digne d’éloges. Maritina Tampakopoulos enfin se donne sans compter dans le rôle exigeant de Bombon, dont la mise en scène fait une artiste de music-hall avec toutes les exigences scéniques qui en découlent et dont l’abattage ne se dément pas un moment. Elle recueille logiquement les suffrages les plus sonores aux saluts.