Les Quatre Jumelles de Régis Campo (2009), Cachafaz d’Oscar Strasnoy (2010), et maintenant L’Ombre de Venceslao de Martin Matalon : il y aura bientôt de quoi rédiger une thèse, ou au moins un bel article, sur les opéras inspirés par les pièces de Raúl Damonte Botana, dit Copi (1939-1987), « figure majeure du mouvement gay » selon Wikipédia. Manque pourtant cette fois le contenu satirique, L’Ombre de Venceslao étant avant tout une saga familiale, en dépit d’une fugace allusion au coup d’Etat de Perón. Tout repose donc sur les trajectoires contrastées des protagonistes, d’abord réunis à Diamante, près du Paranà, puis dispersés les uns à Buenos Aires, les autres aux chutes d’Iguazú. Cinq personnages chantent dans cet opéra, auxquels s’ajoute le rôle parlé et dansé d’un danseur de tango, et trois animaux dont l’un parle (le perroquet, superbe ara télécommandé) : le titre de la pièce vient de ce que le pater familias, Don Venceslao, finit par se pendre et revient comme spectre dans une ultime scène, tandis que sa fille légitime China meurt fusillée lors du coup d’Etat de 1955, et que son fils illégitime Rogelio, uni à sa demi-sœur par une liaison incestueuse, succombe à une diarrhée monumentale. Ne restent que Mechita, la maîtresse de Venceslao, et le vieux Largui, qui la poursuit depuis longtemps de ses assiduités. Peut-être les coupes indispensables pour la transformer en livret ont-elles privé la pièce d’une bonne partie de sa substance, mais le résultat semble relativement fade, malgré les facéties des trois animaux, malgré la provocation liée à la scatologie de l’action et du langage rabelaisien propre au dramaturge argentin, source de scandale dans les années 1970, mais qui ne devrait plus faire sourciller que les spectateurs les plus à cheval sur l’étiquette.
On peut néanmoins comprendre que le texte de cet Argentin de Paris ait attiré deux autres compatriotes exilés, le compositeur Martin Matalon et le metteur en scène Jorge Lavelli, responsable du livret. Pour son premier opéra, Martin Matalon démontre une fois de plus sa grande maîtrise du langage orchestral, avec une écriture instrumentale foisonnante, qui captive constamment l’oreille. Le chef Ernest Martinez Izquierdo dirige d’une baguette implacable cette partition inventive, qui s’autorise même à revisiter le tango argentin pour un intermède confié à un quatuor de bandonéonistes. On aimerait pouvoir s’enthousiasmer autant pour l’écriture vocale, mais force est d’avouer que le compte n’y est pas : indépendamment des nombreux passages parlés, la déclamation du texte ne semble pas avoir spécialement inspiré le compositeur, qui ne trouve qu’à de trop rares moments un style plus personnel pour faire chanter ses personnages, notamment en découpant les mots en syllabes répétées, lors d’un duo entre China et Rogelio.
M. Gardon, T. Desplantes, S. Laulan, Z. Nehme © Laurent Guizard
Les artistes titulaires de ces deux rôles sont aussi ceux dont la prestation se détache assez nettement, en partie à cause de la difficulté de ce qu’ils ont à chanter. La Suissesse Estelle Poscio aligne avec une aisance stupéfiante les suraigus constamment exigés par la partition, pour un personnage dont l’écriture vocale ne cesse de rappeler celle de Lulu ; à cette facilité déconcertante se joint d’admirables compétences de danseuse, qui lui permettent d’être une partenaire à la hauteur pour le danseur Jorge Rodriguez. Quant au ténor libanais Ziad Nehme, si l’on admire d’abord ses qualités de diction pour tous les passages parlés qui lui sont attribués, on reste finalement pantois devant l’accumulation d’aigus inhumains qu’il émet sans la moindre difficulté lorsque Rogelio agonise tout en vidant ses entrailles. Le personnage de Venceslao manque curieusement de consistance, ce qui est bien sûr lié à l’absence de passage mémorable à chanter, mais tient peut-être aussi au timbre sans personnalité affirmée du baryton Thibaut Desplantes. Après avoir été une belle Hermia dans Les Caprices de Marianne monté en 2014 par le Centre français de promotion lyrique, Sarah Laulan obtient cette fois un rôle beaucoup plus étoffé, mais qui ne lui donne guère plus d’occasions de briller. Le baryton Mathieu Gardon doit régulièrement passer en voix de tête pour camper le personnage du vieux Don Largui.
La production montée par Jorge Lavelli prête une grande fluidité à cette suite de scènes très brèves : tout se déroule sur un plateau nu où quatre « serviteurs de scène » vêtus de noir apportent tous les accessoires et meubles nécessaires. Autres détails typiques de la griffe Lavelli, les maquillages blancs des personnages, ou les rideaux de fils qui séparent la scène des coulisses à cour et à jardin. Le grand tube de tulle qui tombe des cintres pour représenter les chutes d’Iguazú rappellera aussi des souvenirs à ceux qui ont encore en tête la Butterfly vue en 1978 à Garnier. Beaucoup de fumigènes pour évoquer le déchaînement des éléments. Le manque de substance évoqué plus haut ne donne pourtant pas beaucoup de grain à moudre à un metteur en scène capable de spectacles inoubliables.
En tout cas, l’aventure ne fait que commencer, puisque cette création est promise à une longue tournée, L’Ombre de Venceslao étant coproduit par les opéras d’Avignon, de Marseille, de Bordeaux, de Clermont-Ferrand, de Toulon, de Toulouse, de Montpellier, de Buenos Aires et de Santiago du Chili.