Programmer le Requiem allemand de Brahms pose toujours le même problème aux organisateurs de concerts. L’œuvre ne dure qu’un peu plus d’une heure, mais elle exige énormément de tous ses interprètes. Faut-il dès lors programmer autre chose avant, et quoi ? Le management du London Philharmonic Orchestra a joué finement, en offrant une première partie francaise, avec le Psaume 129 de Lili Boulanger, et Le Tombeau resplendissant, de Messiaen. Voilà une introduction de concert très courte (25 minutes), qui permet au chœur et à l’orchestre de se chauffer sans s’épuiser, et au public de découvrir deux pièces rarement jouées.
Le Psaume de Lili Boulanger date de 1916 et se ressent de l’angoisse de la Grande Guerre. Sans être marquante, l’œuvre déploie une belle écriture monodique, une structure claire et des audaces un peu sages en comparaison de ce qui s’écrivait à l’époque sous la plume de Debussy ou de Schoenberg. Le London Philharmonic Choir s’y montre investi et bien préparé, mais la diction francaise laisse à désirer, au point qu’on n’identifie pas immédiatement la langue. La pièce pour orchestre de Messiaen surprendra agréablement ceux qui redoutent son écriture anguleuse : en 1931, le compositeur traverse une phase heureuse suite à son mariage, et le ton de ce Tombeau est inhabituellement clair. Edward Gardner et ses instrumentistes jouent à fond la carte du lyrisme, et la dernière partie, murmurée par les cordes, est emplie d’un mystère qui ne laisse pas d’intriguer.
Pour le plat de résistance de ce samedi soir, le Rodolfus Choir vient s’ajouter au Philharmonic, ce qui fait monter le nombre de choristes à plus de 100, alors que l’orchestre affiche une distribution plantureuse. Pour autant, pas question pour Edward Gardner de tomber dans le déluge de decibels. Au contraire, les fortissimi sont tenus un minimum de temps, suivis presque aussitôt par des silences, et toute l’interprétation se veut chambriste, comme une lecture d’approfondissement, délivrée par un chef qui aurait longuement réfléchi sur le sens de l’œuvre. On entend donc des détails de polyphonie ou d’orchestration qui frappent agréablement l’oreille, et la concentration du chef se communique au public d’une facon impalpabale mais réelle. Les 45 longues secondes de silence à la fin du septième mouvement sont le signe que quelque chose s’est passé. Hélas, l’acoustique du Royal Festival Hall est toujours aussi ingrate, et il est probable que plus d’une intention du chef ne soit pas parvenue jusqu’aux oreilles du public.
Les forces chorales se montrent disciplinées, et excellent dans les pièges démentiels que recèle le Requiem, sorte de somme de toute la musique sacrée du Nord de l’Europe. Les premiers « Selig » donnent le frisson, par leur alliance de plénitude et de douceur. Etonnamment, le pupitre des ténors montrera un léger fléchissement à partir du 3e mouvement, ce qui privera d’impact certains climax de la suite, par exemple dans la peinture du jugement dernier au VI, où la conception originale du chef aurait mérité une virtuosité parfaite pour produire tout son effet. Roderick Williams délivre un chant noble et soigné, mais il faut remarquer qu’on entend plus ses consonnes que ses voyelles, ce qui peut nuire au lyrisme brahmsien. Un lyrisme que Christiane Karg rend elle à merveille. La soprano a été placée en hauteur, ce qui fait sens et transforme son intervention en un message littéralement tombé du ciel. Un ange parle, et le legato divin ferait fondre les cœurs les plus endurcis. Hélas, la salle, encore elle, est trop vaste pour tant de délicatesse, et certains sons se perdent. Quand Londres se dotera-t-elle enfin de l’infrastructure symphonique que ses cinq phalanges mondialement célèbres méritent ?