Vingt-deux ans après sa résurrection au Festival de Schwetzingen et malgré des reprises couronnées de succès à Berlin ou à Paris, L’Opera Seria de Florian Leopold Gassmann (1769) n’a toujours pas été enregistré, ni en CD, ni en DVD. C’est une aubaine pour les curieux, qui peuvent encore jouir du plaisir de la découverte, en l’occurrence au Cirque Royal de Bruxelles où se donne la nouvelle production du Théâtre Royal de la Monnaie. En outre, René Jacobs remet lui-même sur le métier ce chef-d’œuvre parodique qu’il a dépoussiéré et connaît mieux que personne. Mais le désintérêt des maisons de disques constitue aussi un sujet de perplexité, car ce bijou dramaturgique pourrait conquérir un immense public. Il ne peut tout d’abord que séduire les amateurs d’opera buffa tant la partition, en particulier les formidables ensembles qui concluent chaque acte, évoque Haydn et Mozart – qui, soit dit en passant, confessera son admiration pour Gassmann. Quant aux éléments à proprement parler parodiques et qui visent l’opera seria, ils devraient tout à la fois ravir ceux qui le détestent et dérider les baroqueux, mais pas seulement. En effet, le rire revêt ici une portée universelle et d’autant plus irrésistible que les interprètes osent en assumer le potentiel dévastateur.
En vérité pourtant, le premier acte comporte des longueurs et la satire ne montre pas le mordant que nous attendions. Le clin d’œil impertinent aux chorégraphies d’Anna Teresa de Kersmaecker durant l’ouverture laissait présager une certaine audace, mais elle s’estompe vite. Un dispositif ingénieux formé de deux plateaux reliés par une passerelle, l’orchestre occupant une fosse intermédiaire, consacre la mise en abyme de cette bientôt folle journée où nous assisterons aux bribes de répétition (acte II) puis au début de la création de L’opera seria L’Oranzebe (acte III), « sorte d’Aïda baroque » (R. Jacobs). Seule concession, toute relative, à la modernité dans le chef de Patrick Kinmonth, pour le reste fidèle à l’esthétique stylisée et dépouillée qui caractérisait la scénographie de Tamerlano et Alcina : les loges des artistes, occupées par trois travestis feuilletant des magazines ou pianotant sur leur Smartphone, notamment une version rousse et presque sexy de Conchita Wurst (Magnus Staveland), pipe ou cigare aux lèvres.
© Clärchen und Matthias Baus
Une impression de déjà vu domine et la déception finit par nous gagner quand, après un finale autrement vivace qui raille l’égo des chanteurs obnubilés par leur costume ou la place de leur nom dans le livret, le spectacle décolle enfin, au II, avec la querelle du librettiste (Delirio) et du compositeur (Sospiro). Aucune baisse de régime ne viendra fléchir l’attention du spectateur, happé par un foisonnement de numéros plus drôles et féroces les uns que les autres et rehaussés par une mise en scène pleine de surprises que nous nous garderons bien d’éventer. Patrick Kinmonth nous a bien eu et a réalisé, avec le concours d’Olivier Lexa, un travail extraordinairement fouillé, impeccablement troussé, fluide, rythmé et souvent décoiffant. La profusion de détails, de tableaux simultanés, l’agitation fébrile des nombreux intervenants met parfois en péril la lisibilité d’une action pas toujours facile à suivre, surtout dans les ensembles, mais en même temps, cet emballement s’inscrit aussi, à sa manière, dans le chaos savamment orchestré par Gassmann.
Calzabigi, librettiste de la réforme (Orfeo ed Euridice, Alceste), puise pour L’Opera Seria sa source principale dans le Teatro alla Moda de Benedetto Marcello, célèbre pamphlet publié en 1720. Le Vénitien y dézingue à tout va : les chanteurs semblent des cibles privilégiées, mais librettistes, compositeurs, danseurs, costumiers, copistes, directeurs, etc., bref, tout le microcosme de l’opéra en prend pour son grade jusqu’aux maternelles des cantatrices qui veillent jalousement sur leur progéniture (les travestis en tailleurs assis dans les loges, autant de rôles muets aux deux premiers actes). Les témoignages contemporains sur la vanité des castrats et des divas ne manquent pas et la médiocrité de nombreux livrets n’est plus à démontrer, mais si le flot continu de l’opera seria – véritable industrie culturelle au XVIIIe siècle qui, à certains égards, préfigure celle du cinéma – ne charrie pas que des pépites, la charge de Calzabigi et Gassmann à l’endroit de Sospiro, qui signe la musique de L’Orazembe, répété au II puis représenté et brutalement interrompu au III, flirte aussi avec l’outrance. Ritournelle interminable avant l’entrée de la voix ou déluge de fioritures extravagantes, le trait, de bonne guerre, épingle la réalité avant de l’exagérer, mais quand des violons et hautbois en sourdine (instrumentation typique des sommeils) illustrent une mer agitée, l’énormité relève de la pure farce, et fait mouche. A moins que les historiens nous aient caché quelque Ed Wood lyrique dont nous brûlons d’impatience de découvrir les navets… Blague à part, pour que la caricature fonctionne, il faut que le public reconnaisse son objet, objet dont l’évocation des excès ne peut oblitérer les beautés. C’est toute l’ambiguïté de certains pastiches de Gassmann, qui flattent l’oreille tout en suscitant le rire et créent le trouble chez l’auditeur.
Jouer n’importe comment, faux et à contretemps, défier les rossignols dans un duel qui rappelle les fameuses joutes de castrats, à commencer par celle de Farinelli avec une trompette, ces facéties sont évidemment à la portée du B’Rock Orchestra, que René Jacobs, chef invité, dirige depuis quelques années et qui ne cessent de se bonifier. Les choses se corsent lorsqu’il faut assumer la virtuosité exacerbée, sinon délirante, d’airs qui parodient l’opera seria. Il faut de l’abattage, mais aussi de l’esprit pour rendre justice à une écriture musicale plus subtile ici qu’ailleurs. Arrogante à souhait et très en voix, des cimes aux abysses généreusement poitrinés, Alex Penda retrouve le rôle de l’infatuée prima donna Stonatrilla (la « Détonante ») qu’elle tenait au Théâtre des Champs-Elysées en 2003. Robin Johannsen, plus vraie que nature en Smorfioza (« La Mijaurée »), seconda donna jalouse et hypocondriaque, complète le trio féminin avec Sunhae Im, Porporina (allusion à Porpora et à son élève, le castrat Porporino), le secondo uomo, graine de diva et tête à claques qui hérite de la désopilante aria di paragone où un dauphin fanfaron toise des thons.
Parmi les artistes censés répéter puis jouer l’opera seria du jour, la palme revient toutefois à Mario Zeffiri, époustouflant dans la partie de ténor suraigu où évolue Ritornello, improbable prime uomo et véritable anti héros efféminé : portée à ce degré d’accomplissement, l’autodérision tient tout simplement du génie. Hormis Marcos Fink, dont la voix terne paraît aussi fatiguée que son personnage (Fallito, le directeur de théâtre), la distribution masculine n’appelle que des louanges. Pietro Spagnoli nous régale en librettiste (Delirio) face au compositeur, lui aussi très en verve, de Thomas Walker (Sospiro), ténor au métal éminemment personnel, rauque, mais magnétique et sensuel. Le maître à danser (Passagallo, « Passacaille ») a pour lui le jarret leste et le timbre pénétrant de Nikolay Borchev. Les contre-ténors Stephen Wallace (Befana) et Rupert Enticknap (Caverna) ainsi que le ténor Magnus Staveland (Bragherona) n’ont guère l’occasion d’exhiber leur gosier mais campent des mégères hautes en couleurs. Enfin, n’oublions pas les danseurs et chanteurs en herbe (IMEP Namur, LUCA School of Arts Campus Lemmens) qui ont rejoint la troupe et contribuent également à cette belle réussite collégiale.