Bien connu des lyricomanes, Lucia di Lammermoor est un de ces chefs d’oeuvre dont la partition est régulièrement malmenée à la scène : coupures et transpositions sont communes, défigurant parfois même le style belcantiste (par exemple, la suppression habituelle des codas). La modification la plus commune est celle de la tonalité du rôle titre, et on a pris l’habitude d’entendre une Lucia légèrement abaissée. Pour cette version, l’Opéra d’Etat Hongrois a fait le choix audacieux de revenir aux tonalités originales, exigeant il faut bien le dire, une cantatrice aux moyens exceptionnels.
Klára Kolonits, que nous avions récemment appréciée dans Les Huguenots sur cette même scène, relève magnifiquement le défi. L’air d’entrée, que nous connaissons ordinairement en ré, est ici chanté un demi ton plus haut : la voix est bien conduite, suffisamment large, l’aigu sûr et puissant jusqu’à un splendide contre mi bémol ; le soprano campe une Lucia toute à son bonheur amoureux, tout à fait convaincante, et le duo qui suit est dans la même veine, les timbres des deux interprètes étant parfaitement apariés. A l’acte II, Kolonits fait évoluer les couleurs de sa voix pour épouser le désespoir de l’héroïne : la partie lente du duo avec Enrico offre ce qu’il faut d’émotions, sans excès histrioniques, avec une musicalité et un legato parfait. La partie rapide, doublée et prise à un tempo infernal, est une véritable course à l’abîme, couronnée par un magnifique contre-mi, suivi d’un la naturel pour le baryton, ces notes n’ayant plus ici une fonction purement décorative, mais exprimant à leur manière la tension entre les personnages. Kolonits renouvelle totalement l’approche traditionnelle de la scène de folie de l’acte III. Chantée un ton plus haut qu’ordinairement, la scène est proprement stratosphérique. Dans ces conditions, l’accompagnement à l’harmonica de verre (et non à la seule flûte) est une évidence et non une curiosité, d’autant que le soprano aligne, sans effort apparent, contre-ut et contre ré (une bonne vingtaine), qui ne sont pas ici des contre-notes conclusives (à part le contre-ut final), mais l’expression aérienne de la démence de Lucia, un chant déjà perdu dans les cieux. Kolonits propose également sa propre cadence pour la première partie de la scène, choisissant une fin apaisée plutôt qu’un suraigu exubérant. La diction manque toutefois un peu de mordant et l’attitude scénique est un peu stéréotypée. En conclusion, une interprétation originale et convaincante, un chant souverain, mais il manque encore au soprano hongrois la fréquentation de scènes internationales et de grands chefs pour parfaire son incarnation.
A ses côtés, le jeune Giordano Lucá est un Edgardo encore un peu vert scéniquement. L’aigu est peut-être un peu tendu (pas de mi bémol au premier acte, on l’imagine), mais le timbre est séduisant et le chant d’une parfaite musicalité. La scène finale (elle aussi dans le ton original, ce qui est plus courant) est interprétée avec un legato parfait, et ce qu’il faut de morbidezza. Certainement un chanteur à suivre. Szegedi Csaba est un Enrico au timbre clair, plus verdien que donizettien (aucune variation proposée dans les reprises), un peu instable à certaines occasions (dans le duo avec Lucia, particulièrement aigu pour un baryton il faut bien le reconnaître), mais néanmoins plutôt plaisant. Pilier de l’opéra national, où il chante depuis une trentaine d’années, Péter Fried est un Raimondo aux moyens un peu usés, peu belcantiste, mais dont le métier permet des nuances interprétatives pleines de justesse qui rendent le personnage plus complexe qu’à l’ordinaire. Notons que la scène entre Lucia et lui, souvent coupée, est ici au contraire doublée (mais sans variations). Les seconds rôles sont excellement tenus : l’Arturo de Tibor Szappanos séduit par son timbre et la caractérisation dramatique est juste, le Normanno de Gergely Ujvári est musical, bien projeté, et l’Alisa de Szilvia Vörös particulièrement sonore.
A la tête d’un orchestre en bonne forme, Balázs Kocsár propose une direction souvent vive, attentive aux chanteurs. On regrettera quelques coupures : certaines codas (mais pas toutes), l’intégralité de la scène de la Tour de Wolferag, choix étonnant quand on entend ça et là quelques mesures inédites (les choeurs dans la scène finale d’Edgardo). Avec des moyens limités, la mise en scène de Máté Szabó offre des idées intéressantes (le poids de la religion, le sort des femmes, les décors oppressants de Balázs Cziegler) mais manque un peu d’approfondissement.