Suivant de moins d’un mois sa production à la Seine musicale (Olga Pudova et Franco Fagioli détrônent Lucio Silla), avec une distribution et une mise en espace inchangées depuis 2016, ce Lucio Silla traduit bien la familiarité de la cheffe, Laurence Equilbey, et de ses troupes à l’œuvre de Mozart. Nous aurions mauvaise grâce de nous plaindre que soit servi un plat réchauffé : les occasions d’écouter Lucio Silla sont suffisamment rares pour se réjouir de l’occasion de retrouver l’ouvrage dans le cadre exceptionnel de la Cour des Hospices de Beaune. Sauf que les incertitudes du ciel ont provoqué son transfert à la basilique. Ainsi avons-nous été privés de la mise en espace (décriée depuis sa création, distrayant de l’écoute), et gratifiés d’une acoustique plus généreuse. Une soixantaine de musiciens, orchestre et choristes, se sont serrés dans le chœur, autour du grand clavecin. Le public l’est encore davantage et l’on regretterait (presque) la distanciation qui avait cours il y a peu.
A chaque écoute de l’opera-seria, on demeure stupéfait à la pensée qu’un gamin de 17 ans ait pu écrire ce deuxième ouvrage de sa carrière avec une maîtrise aussi exceptionnelle de son art. Conspiration avortée, doublée d’une rivalité amoureuse, qui s’achève par un généreux pardon, le sujet de Gamara, revu par Metastasio, avait de quoi stimuler le génie créateur en quête d’emploi. Tous les climats y sont illustrés, à la faveur de l’indécision des personnages. Sans entractes, l’ouvrage outrepasse très largement les trois heures. 19 airs, particulièrement développés, un duo, un trio, trois chœurs, un finale qui réunit tout le monde, et de très nombreux et longs récitatifs, voilà un menu particulièrement copieux, voire indigeste. Aussi, nombre de productions et la plupart des enregistrements (de Cillario à Harnoncourt, et au-delà) ont procédé à d’importantes coupures. Le spectacle de ce soir, réduit à une version de concert, a subi un travail chirurgical d’allègement et d’amputation qui n’altère pas fondamentalement le développement de l’intrigue (Aufidio, son air du II,« Guerrier, che d’un acciaro », comme ses répliques ne sont pas essentiels). Les récitatifs sont très largement amputés ou supprimés. L’acte I souffre le moins, par contre trois autres airs disparaissent du II (« Se il labbro timido », de Celia, « Ah se a morir », de Cecilio et, surtout « Parto , m’affretto » de Giunia). Celui de Cinna, au III, est privé de sa seconde partie. Pour mémoire, le tout premier enregistrement de Cillario (1961) n’en supprimait que deux (Giunia, Silla) mais sautait ou abrégeait de nombreux récitatifs, au point de rendre l’action malaisée à suivre. L’équation n’est pas facile à résoudre.
Dès l’ouverture, Laurence Equilbey impose le climat qui prévaudra tout au long : les tempi sont justes, la dynamique, les phrasés, les articulations sont manifestes. Contrasté à souhait, toujours l’orchestre chante, animé, réactif. La direction est efficace, claire, le geste s’est assoupli, a gagné en rondeur depuis les débuts de la cheffe. Mais pourquoi le continuo est-il aussi insipide, difficilement audible de la nef car en retrait, et qui détonne par rapport à l’ensemble ?
Lucio Silla est bien campé par Alessandro Liberatore : l’autorité vocale et dramatique, comme les interrogations qui le conduiront au pardon, sont bien là. La voix est solide, la tessiture (qui ne dépasse pas le sol) lui permet une aisance… souveraine, dans ses récitatifs comme dans ses airs. Le jeu n’est pas moins remarquable, pour un rôle que Mozart n’a pas particulièrement soigné. Giunia doit être une spécialiste de la pyrotechnie vocale. Ainsi, sa seconde aria (« Ah se il crudel periglio »), redoutable, figure parmi les plus difficiles que Mozart ait écrites. Comment ne pas admirer Olga Pudova ? La virtuosité est servie avec panache, qu’il s’agisse de la précision ou de l’articulation. Mais l’exercice sent parfois l’effort, au détriment du naturel. « Fra il pensier », son dernier air, débarrassé de tout exhibitionnisme est particulièrement réussi. Chiara Skerath est Cinna. Le chant et le jeu sont épanouis et c’est un constant bonheur que de l’écouter, dans la plus large palette expressive. La souplesse, le soutien comme la conduite de la ligne, la projection, la rondeur du timbre et le jeu n’appellent que des éloges. Même si le rôle est moins exigeant que ceux de Cecilio et de Giunia, les passages ornés sont chantés avec une aisance confondante : la légèreté, l’articulation sont ravissants. Une grande voix, qui a bien mûri. Ilse Eerens chante Celia, la sœur de Lucio Silla, personnage sans grande consistance. Sa partie, presqu’aussi virtuose que celle de Giunia, souffre de cette dimension. La voix est parfois acide, mais on l’oublie tant les joliesses destinées à la faire valoir sont correctement exécutées. Son récitativo puis son aria « Quando sugl’arsi campi » traduisent bien la superficialité souriante du personnage. Le rôle de Cecilio, écrit pour un castrat dont le timbre était alors perçu comme masculin, est confié à Franco Fagioli, que l’on ne présente plus. Avec le temps, l’inégalité d’émission s’est accentuée, comme l’acidité. La fatigue – ou l’usure – est sensible lors des fréquents changements de registre. La technique y supplée, mais, si virtuose soit-elle, l’artifice ne trompe pas. On l’oublie dans le recitativo « Morte, morte fatal », angoissé, avec un orchestre superbe, comme dans le tendre « Pupille amante », exemplaire. La familiarité du chanteur à cet air, son écriture en font un sommet de l’ouvrage. Les rares ensembles, un duo, « le » trio et le finale sont bien conduits. Les trois interventions chorales sont autant de joies. L’exigence de la cheffe, relayée par Richard Wilberforce, porte ses fruits les plus beaux.
Au sortir de la basilique, on n’a pas vu le temps passer, le bonheur est encore là, malgré quelques frustrations.