Les apparitions d’Edita Gruberová continuent à attirer une foule toujours nombreuse de fidèles passionnés, avides des derniers feux du soprano. Il faut avouer qu’à 71 ans, l’état vocal de la chanteuse slovaque tient du miracle, et que son acharnement à défendre quelques uns des rôles les plus difficiles du répertoire force l’admiration. Il n’en reste pas moins qu’apprécier ses prestations réclame aujourd’hui des nerfs solides, partagé que l’on est entre l’appréhension (va-t-elle atteindre telle contre-note ?), la stupéfaction (oui !) et l’indulgence (on y était presque). Pour cette dernière représentation, qui devrait être également ses adieux au rôle, Gruberová s’est révélée en grande forme vocale (relative) : la voix semble toujours aussi jeune avec un timbre inaltéré et sans trop de vibrato ; le souffle reste impressionnant, avec un la bémol piano puis enflé tenu 17 secondes au Prologue ; la plupart des suraigus sont réussis : deux contre-ré bémol au Prologue et contre-ut à la fin des duos avec Alfonso et Gennaro. Toutefois, la maitrise du messa di voce (cette façon de maintenir la note alternativement forte et piano sans altération du son) est une qualité… sauf quand on abuse par des effets de soufflet systématiques qui rendent la note quasi inaudible avant d’être puissamment hululée. Le grave est quasiment absent, contraignant le soprano à une espèce de sprechgesang peu musical. Dans la cabalette finale, cette absence se fait cruellement sentir, et la justesse du contre-mi bémol conclusif n’est maintenue qu’une paire de secondes : on a l’impression d’Edita chez le dentiste, avec préalablement des gargouillis dans le gosier, suivis d’un cri perçant quand la roulette touche le nerf. Tout cela fait aussi partie de l’exaltation que provoque la chanteuse : cette folie de tout tenter une dernière fois, dans un rôle dont elle n’a jamais possédé la vocalité, même au summum de ses moyens (il y faut une voix bien plus centrale), est foncièrement sympathique et attendrissante. Surtout quand la norme moderne veut plutôt qu’un chanteur abandonne un rôle dès qu’il sent qu’il y prend des risques. En cela nous comprenons les adorateurs de la diva, célébrant le culte d’Edita (que nous partageons en partie) avec force bravi, banderoles, pin’s… Notons enfin que la chanteuse est d’une excellente tenue en scène, très juste théâtralement en particulier au premier acte dans les duos précités, c’est-à-dire quand la mise en scène n’abandonne pas les chanteurs à eux-mêmes.
Après un premier tour de piste en concert au festival de Salzbourg en 2017, Juan Diego Flórez faisait à Munich ses débuts scéniques en Gennaro. Il offre ici une de ses meilleures prises de rôles récentes. Là encore, le temps ne semble pas avoir de prise sur l’instrument du ténor péruvien. A 45 ans, le timbre est toujours aussi juvénile, l’aigu brillant (contre-ré bémol au Prologue à l’unisson avec Gruberova, contre-ut dans leur duo…). Pour la première fois dans cette production, Flórez offre l’air additionnel « T’amo qual s’ama un angelo », composé pour Nikolai Kusmitsch Ivanov, chanté avec aplomb, et conclu par un ut toujours aussi insolent. Mais c’est surtout dans le finale, et en particulier dans la scène « Madre se ognor lontano » (ajoutée cette fois pour Napoleone Moriani, surnommé le « tenore della bella morte ») que le ténor péruvien porte au plus haut l’art belcantiste, avec un messa di voce et des variations de couleurs impeccables, un art du souffle et une maitrise du phrasé, grâce auxquels l’émotion nait d’abord du chant. Sans surprise, Flórez manque toutefois un peu de puissance, en particulier dans les ensembles où sa voix ne ressort pas suffisamment, mais reste continuellement audible. Scéniquement, le chanteur a semblé nettement moins emprunté qu’en d’autres occasions, jouant le jeu d’une mise en scène contestable. Ajoutons que, pour une fois, la différence d’âge du couple mère et fils est ici respectée !
Franco Vassallo offre à l’inverse un chant un peu frustre, plus verdien que donizettien, avec un aigu qui impressionne par sa puissance, mais peu de subtilités vocales par ailleurs. Loy en fait une sorte de mafioso déjanté, courant après le projecteur pour rester dans la lumière, déplaçant lui-même le mobilier, s’énervant comiquement lorsqu’il n’arrive plus à remettre ses boutons de manchettes… Bref, cet Alfonso d’Este est, au contraire, complètement à l’ouest. La jeune Teresa Iervolino confirme ici ses talents belcantistes. Le timbre, sombre et chaud, flirte avec celui du contralto, mais la chanteuse n’en assume pas moins crânement le contre-ut dans son duo avec Flórez. La voix n’est pas encore très puissante, mais elle est souple et les vocalises sont parfaitement exécutées : le Brindisi du dernier acte, un des tubes de l’ouvrage, est varié avec dextérité, et surtout avec goût. Enfin, les choeurs et l’ensemble des nombreux seconds rôles sont de qualité honorable et homogènes. Friedrich Haider dirige avec attention, prenant prioritairement soin de ne jamais mettre les chanteurs en difficulté. Ceci nous vaut tantôt des accélérations de rythme (pour permettre à Edita de tenir suffisamment longtemps son la bémol), des ralentis (pour préparer une contre-note difficile), des effets de sourdine (pour ne pas couvrir les chanteurs), etc.. Compte tenu du plateau, Haider manifeste un métier indéniable, mais au global la direction manque de l’urgence qu’appelle le drame.
© Wilfried Hösl
La production de Christoph Loy convoque tous les poncifs du regietheater en mal d’inspiration. Au Prologue, Gennaro et ses amis sont en culottes courtes (ils sont jeunes, font mine de se battre, affichent des coupes d’ado à la Justin Bieber…) mais on les retrouve en pantalons à l’acte suivant (le temps qui passe…). On meurt (bien sûr) en s’asseyant sur une chaise, dos tourné au public. Gennaro est torturé (forcément) avant de trinquer tranquillement avec Alfonso. Une jeune enfant, façon Brooke Shields dans Pretty Baby, semble être une proie sexuelle pour les amis de Gennaro : le programme nous apprend qu’il s’agit en fait de la princesse Negroni, dans le palais de laquelle se tiennent les réjouissances du dernier acte. Le décor se limite à un bruyant plancher surélevé où les claquements de talon des chanteurs courant en tous sens viennent inopportunément couvrir les voix de ceux qui chantent. Au fond, un mur, sur lequel est écrit Lucrezia Borgia en lettres lumineuses, se déplace lentement vers la gauche. Alors que Gennaro a fait sauter le B de « Borgia », les choeurs apparaissent déguisés en Super Mario, casquette rouge, moustache noire postiche et boite à outils à la main . Les habits sont contemporains, sauf pour la première apparition de Lucrezia Borgia (robe rouge vaguement Renaissance), ou lorsque les affidés d’Alfonso songent à s’emparer de Gennaro : cette fois, ils sont habillés en chasseurs d’époque. Au dernier acte, Lucrezia semble sortie de la Famille Adams, mais ne tarde pas à arracher sa perruque, comme dans Robert Devereux. Nous n’avons pas précisé l’identité de la responsable de la chorégraphie car nous n’avons pas noté qu’il y en avait une, ni celle des deux dramaturges, pour les mêmes raisons (mais ça fait beaucoup de monde au final).
Qu’importe : nous n’étions pas venus pour la mise en scène et la standing ovation finale salue avant tout les chanteurs.
Notes (sous toutes réserves !) :
La cabalette lente finale « Era desso il figlio mio » était originellement écrite pour (et peut-être imposée par) la créatrice Henriette Méric-Lalande (Scala, 1833).
L’air « T’amo qual s’ama un angelo » a été composé pour Nikolaj Ivanov, ténor contraltino, en 1838. On doit sa réintroduction à Richard Bonynge pour Afredo Kraus et Jaime Aragall.
Nous avons déjà mentionné « Madre se ognor lontano », ajouté pour Napoleone Moriani (Scala, 1840) : lorsqu’elle est donnée dans sa version intégrale originale, cette scène implique la suppression de la cabalette finale de Lucrezia Borgia.
La cabalette « Si voli il primo a cogliere » suivant « Com’è bello » au Prologue, a été écrite par Donizetti pour Giulia Grisi (Théâtre des Italiens de Paris, 1840).
Une aria de substitution a celle d’Ivanov été composée pour le ténor Mario (Giovanni Matteo De Candia), toujours pour la création parisienne : « Anch’io provai le tenere smanie » ; on confond parfois la scène pour Mario et celle pour Ivanov (par exemple, dans la version Wikipedia de mai 2018).