Hier, Ludovic Tézier a adressé à la rédaction de Forum Opéra le message suivant, en réaction à la situation qui est celle des artistes depuis quelques semaines.
Mes très chers collègues, chers amis, chers ennemis, chers amoureux de la culture et de l’opéra,
Depuis le déclenchement de la crise qui frappe notre pays et le reste du monde, nombre d’acteurs de notre mode de vie – si bouleversé désormais – ont été impactés frontalement par les mesures de restriction sanitaire – nécessaires à l’évidence. Dans ce maelström insondable, notre profession est emportée et cherche désespérément une planche de salut. Sans l’écoute des autorités en place, dont nul ne s’étonnera que nous ne soyons pas actuellement le centre d’intérêt, notre « petit cénacle d’artisans » sera laminé, sans appel ; je pense en particulier aux plus faibles, aux plus jeunes dont la survie dépend depuis toujours du prochain cachet. Nos existences, contrairement à l’image de légèreté répandue qui leur colle au costume, sont des courses sans repos après le prochain contrat et exigent une planification du futur dont peu, en dehors de la confrérie, se doutent. Il est bon de le souligner, afin que tous comprennent qu’une fermeture aussi abrupte, non accompagnée de mesures financières, est pour beaucoup un coup de poignard mortel. Je ne me place évidemment pas dans cette situation extrême, encore que tous, certes à des degrés très divers de gravité, soyons touchés.
Partant de là, la démarche engagée par les artistes lyriques dans le cadre d’une lettre commune est tout à fait justifiée ; et si certaines maladresses, que l’état de choc du moment explique facilement, ont pu donner lieu à des grincements de dents, le fond du problème est bel et bien posé : la survie de notre métier ; non pas dans les prochains jours, les prochaines semaines, mais bien les six prochains mois, voire…
Qui, chanteur ou pas, car ça dépasse notre famille, peut sans grande difficulté vivre sur ses économies pendant six mois et plus ?
Je suis personnellement choqué, quoique malheureusement guère surpris, que la « famille idéale de l’opéra » s’avère, dans la débâcle en cours, une « famille illusoire ». En effet, je pose cette question : comment l’ensemble des théâtres lyriques sur terre – pris au miroir de certaines lunes artistiques, ces dernières années – ne comprend toujours pas, confronté à une réalité primaire comme cette pandémie, que sa propre survie, la justification même de son existence, repose sur les artistes lyriques et leur voix ?
Comment peut-il ne pas, cet ensemble de théâtres, faire bloc avec ses artistes et représenter de tout son poids, la profession – cette fameuse famille à géométrie décidément bien variable – auprès des autorités, seules en capacité de la sauvegarder ? Et cette sauvegarde doit concerner l’ensemble des personnels précaires, sans qui aucun spectacle ne peut être généré.
La désunion est la mère des menaces. Le désengagement financier des institutions d’opéra, lié à l’annulation des contrats en cours, ainsi qu’à la suspension de ceux à avenir, n’aide pas, c’est le moins qu’on puisse dire, à sortir de l’ornière, de la crevasse, celles et ceux qui font la vie même et l’intérêt de ces scènes. Du reste Monsieur le ministre de la culture F. Riester a lui-même très récemment encouragé ces institutions à aller dans le sens du règlement des cachets aux artistes, ce qui n’est hélas pas la musique que jouent de concert les théâtres à cette heure. Comme je l’espère profondément, tous les autres corps de métier très éprouvés seront assistés et maintenus en vie, au premier rang desquels toutes les professions liées à la santé, dont tant de membres sont mes amis et qui voient chaque jour l’indicible se dérouler sous leurs yeux pourtant aguerris, au service de tous.
Certes, les théâtres lyriques souffrent depuis des années d’une baisse chronique des subventions; c’est la conséquence, moins d’une désaffection du public qui tous les soirs remplit nos salles, que d’un vieux désintérêt de politiques budgétaires, si tristement comptables qu’elles en sont arrivées à barguigner sur un pilier maître de notre société : la santé. On en constate le résultat en cette heure de vérité sinistre.
De la même manière qu’il n’est, à mon avis, pas l’heure de revendiquer quoi que se soit d’autre que l’aide et la justice, si légitime que soient à terme ces revendications, il me paraît plus que déplacé d’être tenté de réaliser des économies aux dépens de personnes que rien, absolument rien, ne couvre en pareille occurrence. Sauf à considérer qu’elles ne sont rien, ou, au mieux, interchangeables.
Comme je le disais, il y a peu, à un de nos grands professeurs en médecine, qui me gratifiait d’un beau compliment, « nous, artistes, contrairement à vous, ne sauvons pas de vies ! », à quoi il me répondait, « vous nous aidez à les sauver par le rêve que vous nous apportez ».
Tout ce qui participe positivement à la société, l’amende et la bonifie. Tel est notre rôle, pas si modeste après tout: communiquer le beau, élever. A ce titre nous ne sommes pas accessoires.
Enfin, afin de rendre moins oppressant le confinement indispensable, Monsieur le Président de la République Emmanuel Macron encourageait dans son dernier discours, nos concitoyens a retrouver des valeurs simples, à renouer avec la culture; concomitamment, ces mêmes théâtres qui semblent, à l’unisson, tourner le dos à leurs artistes, diffusent gratuitement sur leur site, nombre de captations magnifiques pour apaiser un peu les populations incarcérés. Quelle meilleure preuve que nous ne sommes pas accessoires si on nous appelle au chevet de l’angoisse ? Et quel honneur que de distraire quelques heures durant nos soeurs et frères confrontés à l’adversité ! Théâtres, ne maltraitez pas ceux qui sont le sang de vos veines, les artistes, ceux pour qui le public emplit vos salles en venant parfois de bien loin; ne négligez pas ceux qui justifient les subventions qui vous nourrissent.
Puis-je conclure en disant que je ne sais pas aujourd’hui ce que « vaut » mon nom – sans doute peu de chose dans la tempête ? C’est donc en tant qu’artiste lyrique qui, depuis trente ans au service de nos maisons d’opéra, a traversé les étapes fastes et les vicissitudes d’une carrière, que je m’exprime. Chacun qui me connaît sait qu’à l’instar de mes amis de la scène, je donne ce que j’ai de meilleur dans chacun de mes rôles ; j’y laisse comme eux de mon énergie, de mon amour, les miens souvent… lorsque je suis loin de chez moi, beaucoup de ma vie, un bout de mon âme. C’est le métier ! Et comme vous tous, ce métier, je l’aime.
La culture est-elle à ce point importante dans nos vies ? Et l’opéra ? J’en suis bien sûr convaincu ; chacun peut répondre à la question avec sa conscience et l’idée qu’il se fait de ce que doit être la vie. Mais les femmes et les hommes amenés à entrer en scène devant vous – qui avec la peur de la précarité au ventre, qui avec la corde vocale gonflée, dans l’incertitude absolue au moment de livrer leur voix blessée au public, qui après une séparation, le décès d’un proche – ces femmes et ces hommes nous apportent non seulement leur art, si exigeant de travail et de sacrifice, mais leur personnalité unique : elle met de la couleur à nos sociétés désenchantées. Je souhaite à chacun d’avoir, comme moi-même, la chance insigne de les fréquenter.
Il faut sauver le métier, Il faut sauver celles et ceux qui portent la lumière en scène, sans quoi les lampions s’éteindront doucement.
Au nom de tout cela, et de mes collègues que j’aime et admire, je vous demande de comprendre et estimer à leur juste valeur les raisons de ce cri d’alarme, qui ne doit pas devenir un chant du cygne… pour nous tous, pour les générations à venir.
Mozart, sans le gosier expérimenté qui le sert ou le musicien qui l’éclaire, meurt définitivement, et les théâtres lyriques qui ne soutiennent pas leurs meilleurs défenseurs, les artistes, achèvent de clouer son cercueil… de même qu’ils creusent leur propre tombe. Je demande d’avance pardon à ceux si nombreux, qui souffrent cruellement en ce moment, d’avoir à utiliser cette métaphore morbide. Mais il faut que l’incompréhension mutuelle cesse, afin que, solidaires, nous nous sauvions ensemble.
Je vous embrasse, et vous souhaite de tout coeur discipline et courage.