Tandis que l’on attend à Marseille pour début avril la réunion du conseil municipal au cours de laquelle le futur budget de l’Opéra sera rendu public, la situation sanitaire a conduit à l’annulation des représentations publiques de Luisa Miller. Pour autant Maurice Xiberras ne baisse pas les bras : France Télévisions procède en ce moment à la captation de deux représentations à huis clos, en vue d’une diffusion nationale sur FR3, vraisemblablement en mai. Nous avons pu assister à celle du 28 mars, la seconde étant prévue pour le 30. Evidemment le film qui sera diffusé sera le résultat du montage des enregistrements à partir des huit caméras, et ce que nous avons vu n’est pas ce qui sera montré. Aussi ce qui suit ne prétend pas être une critique en règle de la production mais un reflet de nos impressions.
Le spectacle a été conçu dès le départ pour la télévision, ce qui a probablement infléchi le travail de mise en scène, conditionné par les objectifs d’une mise en images ou alterneront probablement plans larges et plans rapprochés. La réalisatrice, Alexandra Clément, a l’intention de valoriser décors et couleurs, tout en racontant une histoire. Mais ce qu’elle filme, est-ce bien la Luisa Miller de Cammarano ? Dès que le rideau s’ouvre il est évident que Louis Désiré a choisi de tirer l’œuvre au noir. Certes, elle finit en tragédie, avec trois morts. Mais elle commence comme une comédie, dans la campagne tyrolienne, par la fête en l’honneur de Luisa, incarnation de la douceur et de l’innocence, à la manière de La Sonnambula. Ce parcours, qui fait entrer dans le drame progressivement, si on l’ignore on n’en saura rien puisque cette première scène est comme engloutie dans le noir profond qui noie l’espace scénique. Ce sera la couleur dominante jusqu’à la fin, peut-être pour communiquer au spectateur le sentiment d’oppression éprouvé par les personnages victimes, ou pour en faire le milieu favori des méchants, celui de la dissimulation, de toute façon la couleur de la tristesse. Avec les éclairages de Patrick Méeüs les surfaces mates ou brillantes devraient donner de superbes images, d’autant que Diego Mendez Casariego, qui signe décors et costumes, a su pour les premiers inventer des solutions élégantes qui permettent d’enchaîner les scènes, soit par des jeux de panneaux montant dans les cintres pour révéler l’ampleur des salons chez le comte, soit par l’inclusion d’un espace délimité pour représenter l’intérieur exigu de la maison Miller. Mais pourquoi fallait-il que les costumes masculins, en particulier ceux de Wurm et de Miller, soient si semblables ? En revanche les atours de la duchesse sont seyants et conformes à son rang.
Un autre aspect du spectacle nous a laissé perplexe, c’est la direction d’acteurs. Sera-t-il évident pour le téléspectateur que l’homme omniprésent qui souvent cherche à se dissimuler agit ainsi à la fois parce qu’il est obsédé par Luisa et parce qu’épier pour rapporter fait partie de sa fonction ? Pourquoi Rodolfo, qui semble renier sa filiation puisqu’il cache que le comte est son père, veut-il l’embrasser en le retrouvant ? Est-ce un élan spontané ou une attitude conventionnelle ? D’autant qu’il sait, on l’apprendra plus tard, que son père est l’auteur du meurtre du vieux comte dont on a accusé des bandits de grand chemin. Et la perplexité augmente dans la scène finale, avec le jeu de scène qui entraîne la modification du sens de la mort de Wurm, et donc la leçon du dénouement.
Rodolfo (Stefano Secco) Luisa (Zuzana Markova) Miller (Gezim Myshleta) et Wurm (Marc Barrard) © christian dresse
Mais ces interrogations personnelles sur la représentation du drame ne pèseront probablement pas lourd en regard du plaisir constant que donnent musique et chant. La musique d’abord car en l’absence d’une réduction pour orchestre de chambre, c’est Nestor Bayona, ancien assistant de Lawrence Foster, qui a été chargé de la réaliser pour l’Opéra de Marseille. Dans la fosse, compte tenu des consignes sanitaires, vingt-cinq instrumentistes qui se soumettent complaisamment à la direction vigilante et équilibrée de Paolo Arrivabeni, aussi discret ou vibrant que la vie dramatique des échanges ou le lyrisme des effusions le réclament, et mentor rigoureux de la pulsation rythmique. Si le son de l’ouverture nous paraît d’abord un rien chétif, cette impression disparaît et plus tard la vigueur des sons de l’orchestre, quand elle sera nécessaire, fera oublier son effectif réduit. On aurait aimé savoir si Nestor Bayona avait à dessein mis en valeur les aspects de la partition qui annoncent tant d’œuvres à venir, La Forza del destino, Rigoletto, Il trovatore, La Traviata, pour nous en tenir aux plus évidents, car ils ne nous étaient jusqu’alors pas perceptibles aussi nettement.
Sur scène des figurants représentent les choristes, qui sont répartis sur tout le premier balcon et dont les interventions ont le fini qui caractérise les préparations d’ Emmanuel Trenque. Globalement le plateau ne mérite que des éloges, à commencer par la Laura de Laurence Janot, fraîche et précise. On pourrait souhaiter un Wurm plus incisif, à la voix plus sombre, mais Marc Barrard semble avoir retrouvé la plénitude de ses moyens. Nicolas Courjal est à l’évidence maître des siens et il donne au comte meurtrier toute la brutalité nécessaire. Dans le rôle secondaire de Federica Sophie Koch est une invitée luxueuse. A Rodolfo, le jeune homme idéaliste qui sera brisé, Stefano Secco donne les élans vocaux et la sensibilité qui font la difficulté du rôle. Très sonore, le Miller de Gezim Myshketa est un peu raide pour nous : sans doute a-t-il été militaire, mais il est un père qui a renoncé à imposer son autorité, symbole d’une évolution humaine qui discrédite les tenants du passé, tel Wurm. Mais le chanteur est un vrai baryton Verdi et son duo avec Luisa est très prenant. Luisa, donc, l’incarnation de l’innocence, trouve en Zuzana Markovà une interprète capable d’exprimer cette sincérité touchante. On connaît l’extension de la voix, son agilité, son homogénéité. Elle affronte sans broncher l’écriture tendue en alliant la luminosité du timbre et les vibrations de l’émotion avec une justesse qui enchantent.
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