Après l’Armide de Gluck monté en 2022, c’est au tour de l’Armide de Lully, sur le même livret de Quinault, avec un orchestre, certains chanteurs et une équipe technique quasi identiques, d’être donné à l’Opéra Comique. Louis Langrée, directeur de la salle Favart monte d’abord sur scène pour dédier cette première à la soprano belge Jodie Devos, habituée des lieux et tragiquement disparue ce week-end. Place ensuite aux Talens Lyriques de Christophe Rousset, qui dirige du clavecin en tête bêche avec celui de Korneel Bernolet, tous deux assurant le continuo avec la viole d’Isabelle Saint-Yves, les luths et guitares de Karl Nyhlin et Israêl Golani. Déception de taille : l’orchestre de cordes et bois ne comprend aucun cuivre ni percussions, empêchant cette production de toute possibilité de nous enchanter avec l’éclat sonore attendu d’une pastorale bucolique et héroïque louisquatorzienne. Et ce n’est pas la mise en scène désespérément plate, présentant les poncifs d’une banale modernisation (loin des splendeurs de l’opéra à machines) qui peut restaurer les sortilèges d’une partition exaltant les riches sentiments de la magicienne Armide, tenant prisonnier dans ses rets le chevalier Renaud.
L’idée du chef et de la metteuse en scène Lilo Baur a aussi été de reprendre certains éléments du décor de l’Armide de 2022 et le résultat n’est guère enchanteur. Le palais du premier acte se réduit à un grand rideau doré qui tombe des cintres sur un proscénium noir miroitant, et le jardin enchanté du deuxième (une verte campagne précise le livret) doit se contenter d’un très bel arbre central, dont le tronc ouvre un passage vers l’enfer, et sur lequel la magicienne Armide, le chœur et divers personnages grimperont pour chanter durant les différents actes. Les costumes ne sortent pas davantage des ornières du poncif. N’a-t-on pas déjà vu mille fois ailleurs ces longs manteaux militaires, ces bottes façon motocyclistes, ces vestes de cuir et autres détails du même tonneau ? Ces lampes de poche qui sculptent chaque visage des chanteurs du chœur ? Déjà vues aussi. Le spectacle sera presque continument plongé dans les ténèbres, qu’on comprend métaphoriser celles de l’âme de la magicienne, d’abord guerrière vengeresse puis amoureuse transie, le climat sombre d’un conflit intérieur selon la metteuse en scène suisse. Les lumières changeantes et enfin atmosphériques de Laurent Castaingt dans les trois derniers actes sont très belles. Disons-le nettement, l’impression d’ennui ne nous quittera pourtant que de loin en loin, grâce en soit rendue aux chanteurs et au chœur Les Eléments, magnifique de couleurs franches, d’une précision et d’une diction parfaites, bien préparé par Joël Suhubiette.
Car l’ennui nous a saisi hélas dès le Prologue à la gloire de Louis XIV, malgré tout le talent de Florie Valiquette (Gloire) et Apolline Raï-Westphal (Sagesse) et celui des Eléments, le ballet étant quasi supprimé ici. Et force sera de constater que les choix chorégraphiques sont de toute façon patauds ou franchement hideux, les effets attendus inopérants là nous aurions dû voir les manifestations et mouvements des eaux, des rochers et autres esprits. Les six danseurs et danseuses rampent, se frôlent ou s’escaladent, faute d’avoir grand chose à exprimer. Exit la grâce attendue du ballet, pourtant un des acteurs majeurs de l’opéra français du Grand Siècle. La direction de Christophe Rousset n’arrange rien. La monotonie s’invite souvent, si ce n’est une certaine roideur de l’interprétation, qui impose trop de longues plages monochromes en mal de contrastes (de même que les récitatifs malgré l’engagement des chanteurs). Certes le chef des Talens Lyriques ne peut rivaliser avec un William Christie ou un Jordi Savall, pour ne citer qu’eux, et décidément son choix d’un orchestre à l’instrumentarium réduit ne paraît guère probant. Même la passacaille de l’acte V déçoit quelque peu, malgré la belle interprétation d’Abel Zamora en Amant fortuné. Où est la brillance, l’éclat lullyste, la majesté orgueilleuse des pages héroïques ?
Un peu rugueuse au début, la sonorité se fait plus ronde au fur et à mesure que les instruments anciens s’adaptent au lieu, et parfois l’accompagnement des quelques superbes airs qui émaillent cette tragédie lyrique laisse enfin l’émotion et le sens du drame surgir de la fosse. Le Renaud de Cyrille Dubois est admirable. Le timbre opulent, l’élégance, les riches inflexions de la ligne, la maîtrise du port de voix et l’expressivité sont uniques. Un rêve de déclamation française qu’on retrouve aussi chez certains de ses camarades (l’Hidraot d’Edwin Crossley-Mercer par exemple). Mais le personnage de Renaud n’apparaît que peu. Le rôle premier d »Armide par Ambroisine Bré ne semble pas toujours tout à fait maîtrisé. L’articulation semble parfois entravée et les aigus pas toujours aisés, même si la jeune mezzo offre de beaux moments. La faute sans doute à une large variété de sentiments à traverser et à la difficulté de l’écriture vocale. Dans une distribution homogène d’excellents seconds rôles, dont Enguerrand de Hys et Lysandre Châlon, on retiendra enfin la performance notable d’Anas Seguin dans le rôle de la Haine.