Pour quelle raison ce grand opéra de Lully est-il si rare en concert, et à peine mieux servi en enregistrement ? Il a pourtant tout pour plaire, à commencer par un livret particulièrement réussi ; certes Quinault n’est pas Racine, mais il livre là un texte riche en intensité dramatique, en formules qui font mouche, en personnages hauts en couleurs, et Lully une partition musicale de la meilleure veine. Pas de temps mort, des ensembles de solistes de toute beauté, des chœurs percutants et subtilement répartis tout au long de l’œuvre, une partie instrumentale diablement efficace, avec ses effets de trompettes et timbales, tout est réuni pour faire de ce Thésée un grand opéra. Il a d’ailleurs connu un grand succès aux XVIIe et XVIIIe siècles, fait l’objet de nombreuses reprises à l’Opéra de Paris avant la Révolution.
Depuis lors, mises à part une production de William Christie à Ambronay en 1998 (Forum Opéra n’était pas né…) et une autre d’Emmanuelle Haïm aux Champs-Elysées et à Lille en 2008 (Forum Opéra n’y était pas…), l’œuvre semblait glisser lentement vers le purgatoire. Remercions donc Christophe Rousset et ses troupes de l’avoir remise à l’avant-plan par cette série de concerts qui précèdent une parution au disque.
Est-ce que le prologue est moins intéressant que le reste, ou qu’il aurait rendu le spectacle trop long ? Toujours est-il qu’il a été supprimé et que le concert commence par le chœur du premier acte dans Athènes assiégée. Cette mutilation de taille est un peu étonnante de la part de musiciens qui dispensent depuis de nombreuses années leurs meilleurs efforts pour restituer les œuvres dans leur état d’origine, ne ménagent pas leur peine pour retrouver les couleurs instrumentales et vocales de l’époque et cherchent la vérité par la précision de leur démarche. C’est aussi oublier le sens particulier que pouvaient avoir les prologues d’opéra, qui faisaient le lien entre la situation politique du moment (ici en l’occurrence les guerres de Louis XIV contre la Flandre) et le récit mythologique développé dans l’opéra lui-même. Et on se prend à penser qu’il aurait été intéressant, justement dans une production du Klara Festival, l’événement majeur de la radio de service public flamande, de développer un peu ce thème-là ! Même en version de concert, l’opéra a quelque chose à nous dire de notre époque et voilà donc une opportunité manquée.
La conception globale présentée par Christophe Rousset semble privilégier l’action, au risque d’une certaine nervosité, le déroulement du récit et le maintien de la tension dramatique sans trop consentir de répit à ses troupes. Il choisit des tempi très vifs, enchaîne les numéros les uns aux autres sans discontinuer, avec une grande efficacité, beaucoup d’énergie et un enthousiasme très communicatif. Les Talens Lyriques répondent à leur chef avec le même entrain et une qualité instrumentale sans faille : un continuo sans cesse sur le qui-vive, des cordes très précises, des vents pleins de couleurs, des trompettes guerrières et une timbalière (la désormais légendaire Marie-Ange Petit) pleine d’humour. Dans une grande homogénéité, tout ce petit monde concourt à une réussite musicale quasi parfaite.
Une des grandes forces de Christophe Rousset est aussi de réunir des distributions homogènes et de grande qualité. C’est le cas encore une fois ici, avec des chanteurs de très haut niveau pour chaque rôle important. Dominant ce casting de rêve, Karine Deshayes donne au très riche personnage de Médée, la maléfique figure centrale du livret, énormément de présence et de caractère ; avec une voix puissante, souveraine, abordant tous les registres émotionnels, elle se joue de toutes les difficultés du rôle et impose sa présence comme une évidence. Pour lui donner la réplique, le Thésée de Mathias Vidal n’est pas en reste ; déployant autant d’énergie vocale que corporelle, vocalement très solide avec une diction parfaite et un timbre très riche, il assume le rôle avec éclat et bravoure.
Troisième grande figure de la distribution, Deborah Cachet, qui chante le beau rôle d’Eglé ne démérite pas. Très émouvante dans son approche du personnage, subtile musicienne, elle dégage aussi beaucoup de sincérité. La voix est fort agréable, homogène dans tous les registres, avec un magnifique sens de la phrase musicale en parfaite adéquation avec le texte. Guilhem Worms qui chante Arcas possède lui aussi une voix magnifique, chaude et sensuelle, pleine de charme, même si le musicien est moins aguerri. Il livre une prestation convaincante, avec une pointe d’humour comme si il ne parvenait pas à prendre le livret tout à fait au sérieux. Marie Lys (Cléone) fait preuve d’une belle agilité vocale, de beaucoup de présence. Les autres protagonistes, Bénédicte Tauran en Minerve, Philipe Estèphe en Egée, Robert Gretchell en Bacchus ou Thaïs Raï en Dorine complètent la distribution avec honneur.
Enfin, il faut décerner une mention toute spéciale au Chœur de chambre de Namur, phalange tout à fait spécialisée dans ce type de répertoire, qui enchaîne les succès et séduit le public par le mordant de ses interventions, la flexibilité et la diversité de son discours, l’engagement de chacun de ses membres et le plaisir très communicatif qu’il prend à chanter cette superbe partition.