Nouvelle production de l’opéra d’Etat de Hambourg, cette Lulu retient l’attention par les choix artistiques de Kent Nagano, directeur musical de l’institution, et la mise en scène de Christoph Marthaler. C’est en quelque sorte une version jamais entendue qui reprend les deux premiers actes complets composés par Berg et abandonne au troisième acte la version Cerha pour y substituer les fragments laissés en héritage par le compositeur. Chambriste, ce dernier acte est soutenu par deux pianos, dont un en coulisses, et un violon. Enfin alors que l’opéra arrive à son terme, le « concerto à la mémoire d’un ange » poursuit la représentation par une demi-heure de musique, où, seul un étrange ballet de doubles de Lulu aux gestes ésotériques hante l’espace scénique.
La proposition du metteur en scène suisse est bien obscure de prime abord. Avant la première note, un homme, surement metteur en scène, place les personnages devant Lulu, endormie. Le décor unique se divise en une reproduction d’une scène de théâtre d’où entreront et sortiront les uns et les autres, quand l’avant-scène évoque l’univers du cirque avec ses podiums ronds bariolés, ses tremplins. Le peintre, premier séducteur de Lulu, capture l’instant où la jeune femme repose en position fœtale dans une robe de chambre bleue. Au fil du premier acte, le portrait ainsi réalisé sera répliqué en demi-douzaine d’exemplaires, placés un peu partout. L’image de Lulu envahit l’espace comme la femme fatale l’esprit des personnages. Théâtre dans le théâtre, images répétées comme autant de miroirs, Christoph Marthaler ne suit pas la linéarité du livret mais le met à la fois à distance et en abyme. Sa direction d’acteur poursuit son idée. Les personnages ne se déplacent pas avec naturel mais par gestes saccadés, comme des marionnettes qu’une main invisible active. Eux-mêmes jouent aux marionnettistes et prennent le contrôle des uns des autres par une gestuelle quasi ritualisée, entortillant un fil imaginaire autour de leurs doigts. C’est ainsi que Lulu attire à elle ses proies, ou qu’elle succombe à la force de l’athlète qui en fait sa poupée de chiffon. Sans doute est-ce un moyen détourné de saisir à bras le corps la question épineuse posée par le personnage : victime ou tentatrice ? Il en résulte cependant une lecture froide et mécanique de l’oeuvre où le désir est le grand absent. Pirouette finale, c’est le public que les doubles de Lulu cherchent à envouter en reproduisant à leur attention les mêmes gestes que la femme fatale pendant tout le concerto conclusif.
© Monika Rittershaus
Ballerine dans la mise en scène bruxelloise de Warlikowski, Barbara Hannigan accepte ici sa condition de marionnette. L’agilité de la voix connaît quelques rares duretés que le sens des nuances aide vite à oublier. C’est surtout la performance d’athlète et la maitrise du souffle qui laisse coi. Entrainée à chanter dans les positions les plus incongrues (on pense à La Voix humaine au Palais Garnier), elle peut cette fois entrer dans le Guinness des Records : roulades arrière, portés de ballet, corps arraché du sol en pleine vocalise, sautillements ininterrompus… Rien ne parvient à perturber la ligne vocale et l’incarnation. Luxueuse présence que celle d’Anne Sophie von Otter dont le soin apporté à la déclamation et aux sonorités des mots gorgent sa Geschwitz de désir et de passion. Le reste du plateau s’en tire avec les honneurs, notamment Matthias Klink (Alwa) jamais mis en défaut dans les passages les plus tendus du rôle. Jochen Schmeckenbecher dispose de moins de ressources pour asseoir la figure prépondérante de Schön, ce que ne lui demande justement pas la mise en scène qui le présente comme un pantin. Ivan Ludlow est plus que crédible physiquement et vocalement en athlète brutal et le vétéran Sergei Leiferkus parvient en quelques accents à rendre Schigolch à la fois sympathique et inquiétant.
Kent Nagano, à l’image du travail de fourmi réalisé au préalable, suit la partition sans effet particulier. Il soigne le soutien de ses violons et les commentaires des vents et des cuivres, adopte un tempo plutôt allant tout en maintenant une texture orchestrale légère et aérienne. Cette matière diaphane ne s’étoffe que lorsque la situation dramatique l’exige, lors du duo entre Schön et le peintre, par exemple, qui de badin devient vite lourd de menaces et de sous-entendus. Des instrumentistes solistes sur scène, on louera surtout Veronika Eberle. Son violon sensible et habité arpente la scène tout au long du troisième acte comme un acteur à part entière du drame. Puis lors du concerto de Berg, elle finit par prendre la place et les traits de Lulu : belle, fascinante et envoutante.