Quarantième représentation dans cette mise en scène ! Ces Contes d’Hoffmann demeurent-ils aussi magiques, aussi excitants qu’il y a dix ans ?
Comme on le sait, l’opéra d’Offenbach se déroule durant une représentation de Don Giovanni où se produit Stella — synthèse des trois maîtresses aimées d’Hoffmann. Changeant sans cesse de focale, favorisant les angles insolites et les plans inversés, Robert Carsen magnifie un univers théâtral somptueux qui devient le fil rouge visuel de sa mise en scène. Il installe la taverne de Maître Luther au bar du foyer, il nous emmène dans les coulisses pour nous montrer l’envers d’un somptueux décor, il invite les chanteurs dans la fosse avant de convertir la salle en maison de débauche… Sans se départir de son regard distancié, il nous convie aimablement à regarder « en clair » l’orgasme de la poupée articulée, les langueurs de la fragile cantatrice, l’orgie chic chez la courtisane… Quand Don Giovanni se termine en même temps que le récit d’Hoffmann, Stella sort de scène au bras de Lindorf. Quittant les traits de Nicklausse, la muse reprend alors ses droits sur le poète dégrisé qui n’a plus qu’à admettre la triste réalité : « On est grand par l’amour et plus grand par les pleurs ».
Dans le livret, chaque personnage a son grain de folie ; tous sont manipulés par les incarnations du diable. Si l’action est brouillonne et sans réelle tension dramatique, la partition vive et mélancolique, où abondent les traits de génie, foisonne de vie. De nombreux airs restent gravés dans la mémoire dès la première écoute : « Il était une fois à la cour d’Eisenach »… « Les oiseaux dans la charmille »…« Elle a fui la tourterelle »… Sans oublier la jolie barcarolle du III. Offenbach est mort à la tâche sans avoir terminé l’orchestration de cet opéra onirique, drolatique et sardonique. En conséquence, l’œuvre a subi plusieurs remaniements successifs. Quoi qu’il en soit, c’est avec Les Contes d’Hoffmann — bien davantage aboutissement que rupture — qu’Offenbach est entré à titre posthume dans le Grand Opéra.
Sans nous faire oublier les meilleurs de leurs prédécesseurs (notamment Samuel Ramey, Natalie Dessay, Angelika Kirchlager et Cristina Gallardo-Domas), les interprètes de cette reprise sont plus que satisfaisants. À l’applaudimètre, la palme revient au ténor italien Giuseppe Filianoti ; sa voix puissante couvre avec justesse et engagement les exigences du rôle-titre. Malgré un français incompréhensible, Ekaterina Gubanova (La Muse / Niklausse) séduit par une excellente projection vocale et une présence énergique. Laura Aikin (Olympia) compense un chant en deçà du potentiel du rôle par une vis comica efficace. Si dans Antonia, Inva Mula fait valoir sa sensibilité, son timbre rond et son charmant minois, la sensualité de la voix de Béatrice Uria Monzon ne passe pas vraiment la rampe dans le rôle peu porteur d’effets de Giulietta. Pour donner leur plein impact aux quatre personnages démoniaques, le baryton Frank Ferrari manque de la puissance requise dans les graves ; le timbre demeure uniforme malgré de louables efforts de caractérisation. Parmi les seconds rôles — tous adéquates — on distingue le toujours excellent Alain Vernhes (Luther et Crespel), dont la diction est un modèle à suivre, ainsi que l’amusant et bien chantant Spalanzani de Rodolphe Briand. Le soir de cette troisième représentation de la série, le chef espagnol Jesus Lopez-Coboz dirigeait avec délicatesse un orchestre précis qui maintenait un juste équilibre entre la fosse et la scène. Une bonne reprise à voir et même à revoir.