L’équipe réunie pour la conception de ce nouvel opéra avait tout pour réussir un spectacle lyrique capable de convoquer à la fête un large public, de réussir enfin un opéra d’aujourd’hui, qui parlerait au plus grand nombre d’un sujet (l’amour) qui irait droit au cœur. Cette équipe réunissait un grand compositeur (certes difficile mais d’envergure), une célèbre chorégraphe, dont le métier et la médiatisation en font une icône de la danse contemporaine, et une équipe de production incluant un costumier, un scénographe, un électro-acousticien parmi les plus renommés. Ajoutons un des ensembles de musique contemporaine les plus expérimentés d’aujourd’hui dirigé par un chef expert et brillant en son domaine, et un budget très important (nombreuses répétitions, dispositif scénique, costumes, lumières et diffusion de musique électronique d’une extrême sophistication). Le luxe !
Résultat ? C’est le genre de spectacle qu’on adore ou auquel on reste complètement extérieur et qui peut même vous laisser de glace. Importé d’Allemagne, Passion tient avant tout du ballet, que les admirateurs de la chorégraphe Sasha Waltz, venus en nombre, apprécient sûrement mais qui laisse indifférent une grande partie du public. L’opéra se perd beaucoup dans cette chorégraphie, belle mais omniprésente. Le livret rappelle ceux des oratorios (plus que des opéras de Monteverdi constamment invoqué) et son manque de théâtralité peut lasser plus d’un spectateur. Pascal Dusapin se refuse, dit-il, à écrire « un livret avec une narration traditionnelle ». Un certain opéra contemporain parcourt depuis si longtemps ce sentier rebattu qu’il est toujours dans l’impasse. Pascal Dusapin ouvre pourtant quelques portes qu’il ne tient qu’à lui de franchir à présent tout à fait.
La chorégraphie, qui envahit le plateau, est d’un professionnalisme à toute épreuve malgré un vocabulaire qu’on a déjà beaucoup fréquenté, et la musique recèle d’incontestables beautés. Et c’est la musique en réalité qui intéresse. Le mélomane se prend, plus d’une fois, à l’écouter sans regarder la scène. Il y a, dans la deuxième partie, des mouvements qui sont comme suspendus (enfin un peu de chaleur !) : une musique électro-acoustique qui vous enveloppe, le clavecin, en soliste, sur un chatoyant tapis de pizzicati, des vents somptueux souvent à l’honneur, et des ensembles de madrigaux vocaux particulièrement bien chantés par le Vocalconsort de Berlin.
On ne peut qu’admirer le travail inouï des danseurs, tous merveilleux, et l’exploit réalisé par les deux chanteurs solistes. Non seulement ces derniers se confrontent à une partition vocalement périlleuse (intervalles vertigineux, tels qu’on en entend depuis tant d’années dans un certain type de musique vocale d’aujourd’hui, successions de suraigus où la voix est mise à rude épreuve, sans parler des cris, des râles etc.), mais, en plus, ils doivent danser pratiquement tout le temps. Le baryton Georg Nigl chante avec une musicalité sans faille et un timbre chaleureux, qui laisse penser qu’il est sûrement ténor. La soprano Barbara Hannigan, à la beauté renversante, est époustouflante. L’aigu est d’une souplesse et d’une facilité confondantes. Il faut une technique en acier pour surmonter de telles épreuves pendant 90 minutes, non stop. L’Ensemble Modern est, heureusement, un ensemble de chambre, formé de solistes hors pairs, remarquables de précision et de finesse. Il est dirigé de main de maître par Franck Ollu, qui ne perd jamais de vue le plateau, constamment attentif à soutenir les chanteurs.
Il y a, dans toutes les sociétés, des courants souterrains, auxquels la culture n’échappe pas, et les créations artistiques se répondent ainsi à travers le temps et l’espace en reflétant, fortement et souvent inconsciemment, ces sociétés. Impossible de ne pas penser à la création, en 2007, de l’opéra de Salvatore Sciarrino Da Gelo a Gelo à Paris et à Genève. Même monologue amoureux et passionné qui n’aboutit jamais au dialogue ou à l’union, même passion envisagée sous l’angle le plus morbide de la frustration. Même idée de spectacle chorégraphié (Trisha Brown), même expression d’un désarroi contemporain chantant son impossibilité à communiquer, dans des spectacles souvent abscons et difficiles où le spectateur est carrément convié à l’ascèse. Lors de la création de Da Gelo a Gelo de Sciarrino (dont la musique, comme ici, était souvent magnifique), le public parisien quittait l’Opéra Garnier en faisant entendre son mécontentement. A Genève, une demi salle restait jusqu’au bout, attentive et concentrée, comme dans un nouveau théâtre Nô. Au Théâtre des Champs-Elysées, le public (venu surtout pour la chorégraphe ?) applaudit chaleureusement les interprètes réservant injustement quelques huées au compositeur.
Or c’est de Pascal Dusapin qu’on attend à présent le grand opéra qu’il nous doit. On sort de cette soirée un peu triste en invoquant Nietzsche à la rescousse. On aurait tellement besoin de lui dans ces moments-là !