Toutes les trois, sopranos, sont passées par la Haute Ecole de Musique de Genève. Elles sont parmi les astres montants des jeunes chanteuses spécialisées dans le chant baroque. Familières des chefs et ensembles les plus réputés, elles se sont retrouvées sur un projet fédérateur. Ainsi est née La Néréide (1).
Ferrarais lui-même, Luzzasco Luzzaschi, élève de Cyprien de Rore et maître de Frescobaldi, fut le protégé d’Alphonse II, qui fonda en 1580 un ensemble féminin dont la réputation gagna toute la péninsule, à l’apogée de la Renaissance. Elles chantaient avec un art extraordinaire, mais jouaient aussi des instruments du temps. C’est pour elles que notre musicien, déjà célèbre par ses madrigaux et son œuvre pour clavier, composa ces 12 pièces, au cœur du programme de ce soir. Sur le modèle de ces fameuses Dames de Ferrare, ou Concerto delle donne, Giulio Caccini fonda à Florence un ensemble féminin auquel participaient sa femme, ses filles (dont Francesca) et certaines de ses élèves. Le rayonnement des premières n’est certainement pas étranger à la composition des Scherzi musicali à trois voix que Monteverdi écrivit bien plus tard. Là ne s’arrête pas l’osmose ni la circulation entre ces cours prestigieuses de l’Italie du Nord. En effet, Battista Guarini, connu pour son Pastor fido, était attaché à la Cour des Este dès 1567, et Luzzasco Luzzaschi fut certainement parmi les premiers des nombreux musiciens à mettre ses vers en musique (2).
Nous écouterons, réorganisé pour la scène, l’exact programme du CD (Ricercare) publié récemment par nos trois complices. Les madrigaux de Luzzaschi, édités tardivement car tenus « secrets » auparavant (3), étaient présentés de façon pratique, de une à trois voix, sans que les sujets et les caractères soient pris en compte. Aussi, en fonction des thèmes, des distributions, des instrumentations et des tonalités, ils sont ce soir harmonieusement ordonnés, avec des pièces contemporaines ou à peine postérieures qui traduisent bien leur influence.
Francesca Caccini, première femme à écrire un opéra, La liberazione di Ruggiero dell’isola di Alcina (4), familière de la formation à trois voix de soprano, y fait fréquemment appel. Aussi, trois extraits substantiels, avec l’invisible coupure des répliques de Ruggiero et d’Alcina, nous sont offerts, conférant une dimension opératique confirmée. Une villanelle de Marenzio (du 5ème intermède de La Pellegrina) renforce ce caractère. Enfin, un beau madrigal de Monteverdi, Come dolce hoggil’auretta, participe à cette sorte de communion, commencée dans le recueillement, qui sera acclamée par un auditoire enthousiaste.
Le « stile moderno di cantar recitativo », que louaient les contemporains, stylistiquement exigeant, requiert une agilité, une conduite de la ligne, un souci du texte et des affects, une longueur de voix que seuls les spécialistes peuvent traduire. Jusqu’ici, nous connaissions et apprécions invidivuellement Julie Roset, Ana Vieira Leite et Camille Allérat dans des lieux et distributions renouvelés. L’addition vaut davantage encore que la somme. De même tessiture, avec des timbres caractérisés et complémentaires, nos trois solistes permutent régulièrement de partie, comme de place. Elles se jouent des ornementations complexes, traduites avec une aisance, un naturel confondants. La précision des attaques, la justesse constante (une pièce est chantée a cappella), le soutien et le modelé des phrases donnent à cette riche polyphonie une vie singulière. L’émotion est là, quel que soit le caractère de la pièce. L’amour et ses tourments, la joie de vivre, la peine, le printemps, tous les thèmes sont traités avec un égal bonheur, poétique et musical. La variété des climats, des formations, de une à trois voix, des accompagnements (cordes pincées, individuellement, collectivement, ou avec viole de gambe) participent à cette attention exceptionnelle : chaque auditeur est suspendu à l’expression. L’écoute mutuelle, source d’un jeu où l’imitation est magistrale, la fraîcheur de l’émission, toutes les qualités vocales des chanteuses sont source d’un bonheur constant. Fraîcheur, pureté d’émission, légèreté, couleurs, contrastes, fusion des timbres, harmonie, le bonheur…
Le Livre publié en 1601 est le premier du genre comportant de façon explicite un accompagnement instrumental, particulièrement élaboré, qui témoigne de l’art du maître de Belli et Frescobaldi. Ronan Khali, joue d’un superbe clavecin italien, dont le son s’accorde à merveille à celui de la harpe de Manon Papasergio (remarquable gambiste par ailleurs) et du luth de Gabriel Rignol. Entre deux pièces vocales, chacun d’eux, tour à tour, démontrera son talent.
Deux bis répondront à un public conquis qui ne ménagera pas ses ovations.
1. Nom donné aux nymphes marines qui faisaient cortège à Poséidon. 2. Ainsi les madrigaux Ch’io non t’ami (Monteverdi, Livre III) et T’amo mia vita (Livre V), ce dernier ayant été aussi repris par Gesualdo. Luzzaschi avait réalisé la musique de son mariage à Ferrare. Une large part des madrigalistes illustrèrent des poèmes de Guarini. Non sa che sia dolore, qui ouvre le concert, est connu pour être à la base d’une cantate de Bach (BWV 209)… 3. A Rome chez Simone Verovio, en 1601, c’est-à-dire après la mort d’Alfonso II en 1597, la décadence du duché et sa récupération par le pape. Ce livre de madrigaux avait été révélé en 1978, puis par Sergio Vartolo en 1984, et fait l’objet d’un autre enregistrement, confidentiel, en 1992. 4. En 1625, sur un livret de Fernandino Saracinelli. D’après L’Orlando furioso de l’Arioste. Paul van Nevel l’enregistra en 2018 (DHM). Francesca avait fait le voyage à Paris, en 1605, où elle avait fait très forte impression.