La mise en scène de Daniel Benoin, familier de la scène niçoise, ne lésine pas sur les moyens : le luxe est la règle, jusqu’au moindre détail, la démesure aussi, que peut justifier le drame. Elle est gouvernée par l’entrelac de deux thèmes : la place éminente que les femmes conquirent il y a un siècle, à la faveur de la guerre qui les priva de la présence des hommes, avec la transposition de l’action dans les années vingt. Ainsi Macbeth et Banco rentrent de guerre et découvrent que le pouvoir industriel et social leur a échappé. Les sorcières, personnage central, sont devenues les ouvrières d’une usine sidérurgique. Nicola Raab avait déjà exploré une thématique voisine à Dijon, en novembre dernier (Ah ! que je n’aime pas les militaires). Oublions donc les sorcières, la forêt de Birnam, le château. Le metteur en scène justifie sa démarche en écrivant que cette époque est « plus apte à faire mieux comprendre l’opéra en question ». Acceptons le postulat, même si cette mode de la transposition en fonction des préoccupations du moment questionne. Mais alors comment expliquer que le constant régal pour les yeux (*) – hormis quelques effets vidéo – et que la beauté de la réalisation musicale n’aboutissent pas à nous convaincre pleinement ? L’addition ne fait pas la somme. Le projet, cohérent, est introduit, avant même le prélude, par l’obsédant martèlement d’une pluie fine, que l’on retrouvera régulièrement au long de l’ouvrage (**). Passée la surprise, l’effet paraît gratuit lors des redites.
Des corons encadrant l’entrée d’une fonderie au splendide intérieur art nouveau, les décors sont remarquables, pleinement mis en valeur à la faveur d’éclairages renouvelés et inventifs. Tout juste doute-t-on que l’auteur ait jamais vu une coulée de fonte et ses rougeoiements. D’autant que la masse visqueuse ressemble davantage à du laitier, que les sorcières-ouvrières manipulent… à la pelle. La beauté des costumes de Nathalie Bérard-Benoin, leur variété, leur recherche très personnalisée méritent d’être soulignées. Des tenues de Lady Macbeth à celles des invitées du banquet du deuxième acte, la réussite est magistrale.
Les hallucinations de Macbeth © Dominique Joussein
Le metteur en scène met l’accent sur l’aspect cauchemardesque de la dérive qui affecte le couple diabolique. Pour ce faire, les éclairages et la vidéo nous transportent dans un monde fantastique, onirique, dont l’efficacité dramatique s’avère incertaine. Plus convaincantes sont les projections, pastiches réussis de films tournés sur le front durant la Grande guerre, qui nous renvoient à l’horreur que vit l’Ukraine. La combinaison de ces projections – réalistes – avec le décor, comme avec les vidéos s’avère virtuose. Jusqu’à la fin du II (hallucination de Macbeth), on adhère. Ensuite, le parti pris de la réalisation dramatique trouve vite ses limites et on peine à suivre. Autant la multiplication obsessionnelle des poignards tombant du ciel est bienvenue, autant la réitération de ces traînées vaporeuses, avec le sentiment de déjà vu, altère la démarche.
La volonté de nous gratifier du ballet (écrit pour Paris) est appréciée, même si nous sommes privés de la pantomime d’Hécate, et que son caractère artificiel est patent. Les gesticulations organisées des sorcières-ouvrières en guise de chorégraphie accentuent cette désagréable impression. Tout interroge ou consterne. Aucun surnaturel dans ce chœur de sorcières qui ouvre le III. La mise en scène n’en retient que le premier vers (« trois fois miaule la chatte en chaleur ») pour justifier l’exhibition des dessous que portent les sorcières-ouvrières sous leur blouse, avant qu’un boiteux s’efforce à les remettre au travail, avec l’aide de cinq garde-chiourmes qu’elles maîtriseront après les avoir séduits. Grotesque. On oublie la beauté musicale et dramatique des voix de Macbeth et de lady Macbeth dans leur grand duo « Ora di morte », tant sa traduction visuelle tourne au Grand guignol, assortie du coup de feu final que tire le roi imposteur et criminel.
Dès le lever du rideau, le chœur des sorcières, animé, puissant, clair, d’une articulation exemplaire, endiablé dans l’allegro brillante, augurait bien des satisfactions. La promesse musicale sera pleinement tenue. Les hommes, messagers, sicaires, ne seront pas en reste. Le chœur de l’Opéra de Nice, préparé par Giulio Magnanini, est digne des plus grandes scènes. Le « Patria oppressa » qui ouvre le dernier acte est toujours aussi attendu que le « Va, pensiero », de Nabucco. Même altérée par la déambulation d’hommes porteurs de linceuls qui évacuent les cadavres devant l’usine, l’émotion musicale est intense, où l’orchestre et les chanteurs ne font qu’un.
La distribution, luxueuse elle aussi, ne comporte aucune faiblesse. Dalibor Jenis, verdien reconnu, nous vaut un Macbeth nuancé, complexe. Il trouve les accents les plus justes, sincères et émouvants pour « Pietà, rispetto, onore », la conduite de la ligne est admirable. Lady Macbeth est confiée à Silvia Dalla Benetta, valeureuse soprano lyrique, familière du rôle. Son brindisi (« Si colmi il calice ») impose le personnage, même si l’incarnation trouve ensuite ses limites. L’autorité dramatique et vocale est indéniable, servie par un instrument solide, aux graves assurés, à l’aise dans tous les registres, mais insuffisamment nuancé. Si la grande scène du somnambulisme, à laquelle assistent, impuissants, le médecin (un Geoffroy Buffière imposant et placide) et la suivante (Marta Mari), n’atteint pas l’émotion attendue, ni l’engagement, ni le chant ne sont en cause. Giacomo Prestia, puissante basse, campe un magnifique Banco, l’ami sacrifié. Le timbre est sombre comme le legato inébranlable. Macduff – Samuele Simoncini – est poignant, chantant a cappella sa douleur après l’assassinat de sa femme et de ses enfants (« Ah, la paterna mano »). L’autre ténor, David Astorga, est Malcolm, fils de Duncan. La voix, plus ronde, se marie fort bien à celle du premier, dans leur duo, vigoureux, frémissant d’ardeur. Un beau moment.
La théâtralité de l’orchestre, animé par son chef principal, Daniele Callegari, est patente dès le prélude. Il se montre ce soir sous son meilleur jour : puissant, coloré, d’une singulière dynamique, ductile, trouvant les couleurs intimes comme effroyables. La direction, à vif, révèle le moindre détail sans jamais sacrifier à une dynamique implacable. Tout juste remarque-t-on, ici et là, quelques attaques imprécises, liées aux tempi imposés par le chef, vétilles qui seront balayées au fil des représentations, n’en doutons pas. L’attention constante de celui-ci au chant se traduit par une fusion exemplaire des voix et de l’orchestre.
Malgré le plaisir des sens, on éprouve un sentiment d’inabouti au sortir de cette luxueuse production, où chacun a donné le meilleur de lui-même, sans que l’ensemble trouve vraiment sa cohérence.
(*) ponctuellement, dans les scènes où les ouvrières sont groupées devant l’usine, on pense au Ring de Chéreau, à ses tons et à ses éclairages de Götterdämmerung.
(**) ainsi, la vidéo qui accompagne la bataille finale nous présente une forêt illuminée d’un ciel parfaitement bleu. Or, la pluie est dense, que l’on entend comme un rappel.