Année après année, l’Opéra de Rennes contribue à la vitalité de la création lyrique hexagonale en participant à d’ambitieuses productions contemporaines comme Les ailes du Désir d’O. Louati, les Enfants Terribles de P. Glass, l’Annonce faite à Marie de P. Leroux, L’Inondation de F. Filidei, Red Waters de K.A Zeidel ou encore Trois Contes de G. Pesson.
Ce 7 novembre marque la première représentation de la Falaise des Lendemains, « diskan jazz opéra » qui transporte le spectateur dans le Roscoff du début du XXe siècle.
En trois époques, nous suivons en miroir le parcours de Lisbeth et de Chris, son infortuné amoureux. Convoitée pour son malheur par le docker-proxénète Dragon, la jeune femme se jette de la falaise des lendemains pour lui échapper, y perdant l’usage de ses jambes tandis que la brute jalouse blesse sauvagement le marionnettiste qu’elle vient à peine de rencontrer.
Le parti pris ne manque pas d’originalité. Originalité dans l’écriture, tout d’abord, puisque librettiste, compositeur et metteur en scène ont travaillé de concert. Une méthode vertueuse qui crée une formidable osmose entre les différents éléments, une notable fluidité dans la narration, son expression tant musicale que scénique. Ainsi le spectateur se trouve totalement immergé dans l’histoire et doit se faire violence pour prendre du recul et analyser ce qu’il découvre. Cet argument seul, prouve déjà que ce spectacle est une réussite.
Originalité dans les langues utilisées ensuite, puisqu’il s’agit de la première incursion du breton dans un livret lyrique. L’histoire de Jean-Jacques Fdida se déroulant en Finistère, face à Guernesey d’où viennent plusieurs protagonistes, il était logique de mêler breton, anglais et français.
Le diskan breton est contrechant, refrain ou ritournelle. Le groupe reprend le texte du meneur. De même ici, la légende d’un artiste cherchant sa vie entière à retrouver la musique du prénom d’une sirène scande les temps de l’action. Elle permet de découvrir deux marionnettistes venus des îles anglo-normandes qui racontent l’histoire – marionnettes cachées aux spectateurs par le rempart des corps des autres protagonistes qui se feront eux-mêmes marionnettes pour une nouvelle version du conte avant de se défaire de ces oripeaux car ces victimes instrumentalisés prennent finalement leur autonomie, refusant d’être les pantins d’un abuseur : Maureen la prostituée, serine son souteneur.
Le Kan ha diskan c’est également la manière dont deux conteurs se passent le relais pour raconter une histoire. C’est bien ce que font les huit solistes mis en valeur par la direction d’acteur inspirée de Jean Lacornerie, familier de la maison rennaise comme du répertoire des « Musicals » à l’exemple du Pajama Game donné ici en 2019.
Certes, le flux musical presque dépourvu d’airs ne permet pas d’apprécier autant qu’on le voudrait le talent des artistes : Gilles Bugeaud, Florent Baffi, Cécile Achille sont d’impeccables comparses pour le génie du mal brillamment campé par Florian Bisbrouck. Karine Sérafin, collaboratrice régulière de l’ensemble Danzas, prête son chaud médium à la sœur de l’héroïne qui, pour sa part bénéficie du mezzo lumineux de Yete Queiroz, toute de pureté et de droiture.
D’ailleurs le choix du plateau vocal s’avère lui aussi singulier puisque tous ne viennent pas du classique, en particulier la bretonnante Nolwenn Korbell, intense et touchante en Maureen, une figure qui n’est pas sans évoquer la Jenny la flibuste de l’opéra de quat’sous.
Vincent Heden pour sa part fait carrière dans la comédie musicale. Il est bouleversant de fragilité obstinée en Chris.
Autre singularité, l’univers sonore de Jean-Marie Machado « patchworke » des références très hétérogènes mais délicatement brodées, si bien que le couture en devient imperceptible. Le tissu en acquiert une souplesse notable et l’on bascule de manière impalpable de Broadway à une tonalité jazzy, d’un écho celtique à une résonance franchement contemporaine.
Le compositeur met en valeur successivement les instruments les plus divers, de la guitare électrique à l’accordéon en passant par le marimba ou le quatuor à cordes. Solistes ou tutti, les musiciens de l’ensemble Danzas instillent couleurs et onirisme à chaque scène avec une belle sensibilité portée par le chef Jean-Charles Richard : le diskan est également à l’orchestre.
La scénographie de Lisa Navarro ne s’y trompe pas en l’installant sur scène en majesté et en arc de cercle. Les chanteurs circulent tout autour sur une structure métallique joliment rythmée par des réverbères pour figurer la ville et surplombée par un échafaudage évoquant la falaise où se noue le drame. Quelques accessoires ; des filets de pèche qui habillent les prostituées du port où se font évocation magique d’une sirène ; un panneau transparent pour projeter un texte ou dire le secret des âmes tourmentés… Tous ces éléments installent une poésie limpide sublimée par les belles lumières de Kevin Briard, brutalisée au besoin par des chorégraphies grimaçantes évoquant Otto Dix ou Kurt Weill, lorsque fait irruption la violence et la guerre.
Ce spectacle s’inscrit dans un temps fort autour des légendes bretonnes à l’opéra de Rennes jusqu’au 10 novembre, qui permet également de découvrir le concert conté des Lavandières de la nuit qui réunit la conteuse Marthe Vassallo et l’ensemble Mélisme(s).
La falaise des lendemains bravera le brouillard ambiant le 18 janvier prochain à l’Atelier Lyrique de Tourcoing, le 24 janvier à la Maison des Arts de Créteil, à Angers Nantes Opéra les 26, 27, 28 février et 1er mars au Théâtre Graslin de Nantes puis le 24 avril au Grand Théâtre d’Angers.