Nous avons tous déjà vu mille productions de Madama Butterfly et leurs travers classiques : « japoniaiseries », cerisiers en fleurs, ombrelles aux motifs kitschs et autres facettes du fantasme occidental du Japon début du siècle. Il est ainsi toujours bienvenu de privilégier une approche un peu différente et c’est le cas de la production de l’Opéra de Nice, créée en 2013 par Daniel Benoin et reprise cette année à Avignon.
Sans non plus tomber dans la radicalité d’une vision abstraite à la Wilson, Benoin fait le pari de la transposition historique : nous voici plongés dans un décor postapocalyptique, en 1945, juste après l’explosion de la bombe atomique. Si ce n’est évidemment pas la première production à y avoir pensé, comme celle d’Olivier Desbordes à Fribourg en 2011, la vision proposée par Benoin fonctionne. La végétation désolée ainsi que le ciel trouble de nuages projeté sur le fond de la scène plantent un décor, signé Jean-Pierre Laporte, évidemment propice à la tragédie. La transposition est menée à bien, tant au niveau des costumes proposés par Nathalie Berard-Benoin et Françoise Raybaud, qui font bien signe vers les années 40/50, qu’au niveau de menus détails, comme la peluche de Mickey avec laquelle Dolore s’amuse entre deux sanglots de sa mère.
Quelques bonnes idées parsèment cette mise en scène. L’opéra démarre non pas comme d’habitude sur la visite de la maison qu’achète Pinkerton mais sur la présentation d’une maquette d’architecte puisque dans ce chaos atomique, tout est à reconstruire. Certains tableaux sont réussis comme le duo d’amour de l’acte I sur un fond bleu nocturne. Néanmoins malgré cela, au total, on déplore un manque de beauté généralisé : la maison de l’héroïne est peut-être réaliste, mais ce bois douglas très laid fait davantage annexe ratée d’un pavillon de banlieue que décor de tragédie ; les rubans de l’acte III, criards, sont très inesthétiques ; les ventilateurs censés faire voler ces mêmes rubans font un bruit désagréable ; les éclairages sont très peu subtils lorsqu’ils sont portés brutalement sur un ou deux personnages ; les vidéos qui surgissent de temps à autre au fond la scène, montages de drapeaux, d’images d’archives et de plan resserrés sur les chanteurs, sont extrêmement kitsch et décrédibilisent malheureusement la mise en scène.
© Studio Delestrade Avignon
Le plateau vocal, de son côté, est de très bonne facture. Alors oui, bien sûr, la soirée est marquée par le changement de distribution en cours de route. Donnée souffrante, Noriko Urata n’aura pu faire que le premier acte. Sa performance au cours de ce dernier n’en est pas moins excellente : puissante, généreuse, sa voix atteint des aigus chatoyants comme une rivière de diamants et rien ne laisse penser qu’une grippe menace ! Le jeu scénique est au diapason : sa Butterfly est immédiatement touchante et dans le fond des rires du bonheur s’amorce déjà le cri du désespoir et le coup de grâce. Quel dommage de ne pas l’avoir entendue pour la suite, mais la santé passe avant tout ! Remplaçante au pied levé, Héloïse Koempgen propose une Butterfly radieuse. La voix déboule en percées désespérantes, déploie tantôt l’épaisseur du déni, tantôt la fragilité de la tristesse. Son « Un bel di vedremo » est un grand succès qui lui vaut de longs applaudissements mais c’est sans conteste « Che tua madre » qui nous tire les larmes instantanément. Sans jamais trop gesticuler de douleur, Koempgen trouve l’ancrage de la tragédienne qui confère à l’héroïne sa profondeur.
En Pinkerton, Avi Klemberg est vraiment l’un des meilleurs ! D’abord, la voix est extrêmement bien tenue, tous les aigus triomphent de rondeur et d’amplitude, sans jamais passer en force. Mais Klemberg est bluffant par la vision du personnage proposée : Pinkerton apparaît ici comme un soldat américain typiquement républicain, aux fausses allures de Nixon, propice à dégainer le pistolet à tout va, un peu vulgaire, évidemment pétri de masculinité toxique, quasiment trumpiste : l’idée fonctionne parfaitement. En contrepoint, le Sharpless de Chrisitan Federici a justement toute la noblesse du diplomate qui assiste impuissant aux frasques gênantes d’un compatriote. D’une allure particulièrement digne, Federici nous gratifie d’une belle et profonde voix et fait mouche avec un piano durant « Ler l’altro il consolato » très distingué.
La Suzuki de Marion Lebègue est touchante : sa prestation lors du trio final « Io so che alle sue pene » est remarquable. L’idée d’un suicide de Suzuki concomitant à celui de Butterfly est intéressante même s’il n’était pas besoin de cela pour dramatiser, la trame étant déjà suffisamment tragique. Le Goro de Pierre-Antoine Chaumien est plus que jamais malfaisant et mafieux, tandis que Matthieu Justine propose un Yamadori et Commissario imperiale convaincants. Le Bonze de Jean-Marie Delpas est sombre, effrayant et d’une envergure qui sied parfaitement au rôle. Enfin, Pascale Sicaud-Beauchesnais est émouvante en Kate Pinkerton qui, loin de la froideur de certaines interprétations, apparaît tout aussi navrée que le consul ou Suzuki.
La direction de Samuel Jean est très efficace : les contrastes de la partition sont exploités et les tempi retenus permettent de faire éclore toutes les émotions, nombreuses, prévues par le compositeur. L’orchestre national Avignon-Provence est irréprochable : de haute facture, l’orchestre offre une Butterfly certes classique mais implacablement bouleversante. Le chœur de l’Opéra Grand Avignon est excellent tant lorsqu’il faut montrer les muscles lors de la scène du mariage avec l’arrivée du Bonze que dans les moments de subtilité totale, on pense au morceau à bouche fermée de la fin de l’acte II. Dans cette scène figure d’ailleurs l’une des idées les plus fulgurantes de la production : les chanteurs et chanteuses du chœur à bouche fermé apparaissent sur scène et endossent le rôle des ancêtres de Cio-Cio-San comme venus l’accompagner dans son épreuve avant de l’accueillir parmi eux après s’être donné la mort.