La nouvelle production de Madama Butterfly, proposée par l’opéra de Francfort, fait le pari de l’extrême sobriété des moyens scéniques ; et c’est une vision saisissante que nous livrent le metteur en scène américain R.B Schlather et Johannes Leiacker pour les décors. D’immenses panneaux monochromes (du noir au blanc en passant par quelques nuances de gris), sur plusieurs rangées, coulissent en traversant la scène de gauche à droite ou de droite à gauche. Chacun de ces panneaux est nanti d’une ouverture rectangulaire figurant une fenêtre, une ouverture à tout le moins sur le monde extérieur. C’est que, paradoxalement, cette extrême sobriété des moyens, laissant la plupart du temps une scène vide, dont tout accessoire est banni (à l’exception d’une chaise, du parchemin du notaire ou du sabre de la geisha) rend obsédante l’ambiance, quasi insupportable le huis-clos, et la moindre ouverture vers l’extérieur est pour le spectateur comme une trouée vers le monde réél, qui seul pourrait mettre fin à un mauvais rêve. Sobriété et épure, d’où le spectaculaire est absent (Cio-Cio-San meurt en coulisse, sous les yeux de son fils, assis sur la chaise).
Ce parti pris de ne rien figurer de japonisant (les costumes, signés Dey Lüthi ne renvoie à aucune époque ni aucun lieu particuliers) d’universaliser en quelque sorte le livret, alimente le propos du metteur en scène qui déplace celui-ci vers l’étude sociologique à la base de son projet : comment deux jeunes gens s’éprennent-ils l’un de l’autre alors qu’ils ne sont ni mûrs, ni prêts à cet engagement. Nous avons affaire avec Pinkerton et Cio-Cio-San à ces « adulescents » que leur amour aussi soudain que réciproque projette brusquement dans le monde des adultes sans qu’ils y aient été préparés. La réalité de la vie (le départ de l’homme pour des raisons professionnelles, ignorant qu’il est père, la différence de cultures, le décalage des sentiments aussi) va briser l’existence de ces deux-là jusqu’au drame ultime. Ce désordre intérieur est remarquablement mis en mouvement par un travail quasi chorégraphique réalisé par Sonoko Kamimura. Pinkerton, dépassé par sa propre situation puis par les événements (au III) ne sait comment se mouvoir sur scène, comme empêtré dans ses sentiments qu’il ne sait pas lire correctement, tandis que Butterfly, papillonnant littéralement de joie, d’amour et de fraicheur, virevolte sur scène en d’incessants mouvements qui confinent parfois à une ronde, quitte à la projeter contre un mur ou à la faire choir de douleur ou d’émotion.
R.B Schlather est servi dans sa proposition par la jeunesse des chanteurs figurant le couple ; tous deux rendent le propos très explicite et surtout très crédible : Pinkerton, bermuda et chemise d’été debraillée, Cio-Cio-San qui troque une robe rouge pétant pour un fuseau à même de séduire son amoureux.
© Barbara Aumüller
Cio-Cio-San est la cantatrice sino-américaine Heather Engebretson ; nous l’avions entendue il y a quelques années à Berlin dans les trois rôles des Contes d’Hoffmann. Entre-temps, la voix a pris de l’ampleur, beaucoup de souplesse aussi et Butterfly est maintenant entièrement dans ses cordes. L’endurance (dans les II et III) est impressionnante, le timbre est agréable, et même si la puissance n’est pas toujours au rendez-vous, sa prestation est à l’aune exacte de ce que veut le metteur en scène : une puissance excessive de la voix n’aurait pas correspondu avec l’extrême fragilité du personnage tel qu’il nous est décrit ici. Au baisser de rideau Heather Engebretson vient saluer seule pour recevoir l’hommage mérité et admiratif du public.
Beau succès public également pour le Sharpless de Domen Križaj ; il faut dire que le baryton slovène est bien connu du public francfortois. Membre de la troupe, il a déjà été entendu en Don Alfonso, Héraut d’armes (Lohengrin), Artus ou encore Albert (Werther). Toutefois, ce succès est entièrement mérité tant son baryton est souple et chaleureux. Intéressant aussi le jeu de scène de ce Sharpless pris entre le marteau et l’enclume et qui ne peut se résoudre à faire souffrir Butterfly. Mention spéciale aussi à Kelsey Lauritano, Suzuki de grande classe, tant par la présence, la prestance, que la copie vocale (superbe trio du III avec Sharpless et Pinkerton), toute empreinte de force et de conviction. Nous avons beaucoup apprécié aussi les quelques minutes de présence sur scène du bonze Kihwan Sim, autre membre de la troupe, dont la malédiction est à même d’effrayer Cio-Cio-San et de la faire réfléchir sur son devenir. Goro (Hans-Jürgen Lazar) est un entremetteur parfaitement filou.
Si nous n’évoquons qu’à ce stade le rôle de Pinkerton c’est certes pour saluer la disponibilité de Vincenzo Costanzo (qui remplace depuis la première le 22 mai le jeune ténor américain Evan Leroy Johnson, souffrant) mais aussi pour regretter une prestation insuffisante. Vocalement, il nous semble que Costanzo n’a pas les moyens de Pinkerton qui est pourtant depuis quelques années à son répertoire ; certes l’amplitude y est, incontestablement, la longueur aussi. Soit, mais à chaque fois qu’il doit monter la gamme dans le forte, la voix détimbre systématiquement (alors que dans le medium et le grave, de belles nuances sont apportées). D’où, pour le spectateur, l’impression désagréable que le chanteur est en permanence au bord de la rupture. Nous nous interrogeons sur la longévité d’une voix ainsi poussée à ses limites.
Antonella Manacorda enfin dirige l’orchestre tout en restant très à l’écoute de la dynamique de la scène, et un chœur qui nous offre de jolis moments, comme ce final du II à bouche fermée.