Mille-deux-cent-cinquante-troisième représentation de Madama Butterfly à l’Opéra de Paris, quatre-vingt-quatrième dans la mise en scène de Bob Wilson, distribution sans fard ni paillettes : cette soirée n’aurait rien eu de particulier si un mouvement de grève n’en avait fait la première de la saison.
Depuis 1993, année de sa création, l’âge n’a pas de prise sur un spectacle dont on a vanté les multiples qualités à chacune des nombreuses reprises, la dernière pas plus tard que l’an passé, : pureté des lumières changeantes au gré des situations ; jeux d’ombre suscités par des costumes à la coupe stylisée ; gestuelle inspirée du théâtre Nô ; beauté des images… De la rencontre inattendue d’un système dont le dépouillement et la lenteur sont deux des clés, avec une œuvre au contraire luxuriante, voire kitch par son excès de sonorités et son lyrisme immodéré, jaillit l’émotion. A certaines conditions tout de même… Avec le temps, la rectitude du geste s’est relachée. Routine ou défaut de répétitions, les interprètes se prêtent avec plus ou moins de facilité au simulacre de mouvement qui leur est imposé. Surtout ont disparu des détails gravés à jamais dans la mémoire tant leur effet était saisissant : le moulinet que Butterfly, trahie, faisait avec son bras, tel un automate soudain déréglé ; les dernières mesures de l’œuvre qui au lieu de voir surgir Pinkerton par la coulisse le faisait sillonner lentement de l’arrière jusqu’à l’avant de la scène, rendant ses « Butterfly » encore plus vains… Détails certes mais éléments essentiels à une dramaturgie qui paraît ce soir en-deça de nos souvenirs.
Puis, pour rendre plus sensationnel le mariage de la glace wilsonienne avec le feu puccinien, il aurait fallu que la direction musicale accepte de jouer davantage la carte du pathos. Nouvellement nommé à l’Opéra de Lyon, âgé de 32 ans seulement, Daniele Rustioni privilégie la tempérance, par timidité peut-être. Le difficile équilibre entre voix et orchestre, maintenu tout au long de la représentation, est sans doute à ce prix.
Des seconds rôles sans grand relief émerge incontestablement le Sharpless de Gabriele Viviani, baryton vigoureux et soucieux d’expression que l’on aura plaisir à retrouver cette saison dans Lucia di Lammermoor au Théâtre des Champs-Elysées. En Goro, Nicola Pamio appelé au dernier moment pour remplacer Carlo Bosi n’a peut-être pas eu le temps de prendre ses marques. Dans une salle d’une telle dimension, la voix d’Annalisa Stroppa s’avère trop petite pour donner une réelle consistance à Suzuki. Au début du second acte, les échanges avec Cio Cio San, si douloureux pourtant, passent à l’as. Mais l’alchimie des timbres fait du duo des fleurs un moment privilégié dont un chœur, chanté à bouche trop ouverte, vient rompre la grâce.
Pour ses débuts sur notre première scène nationale, le chant égal de Piero Pretti aurait voulu une partenaire plus subtile qu’Oksana Dyka. Ténor et soprano sont en effet mal appariés, lui séduisant de timbre, raffiné de ligne, peut-être trop distingué pour le grand hangar de Bastille ; elle solide et sonore mais dépourvue de la palette d’intentions qu’exige un rôle aussi complexe que Butterfly. Le public du parterre ne s’y trompe pas. Fidèle à sa mauvaise habitude, une grande partie quitte la salle sans prendre la peine d’applaudir les artistes. Pas de temps à perdre, demain y’a école.