Fidèle à sa tradition de découvertes lyriques, le Festival de Radio-France et Montpellier Languedoc Roussillon nous offre cette année deux œuvres lyriques tombées dans l’oubli, la première étant Madame Sans-Gêne, d’Umberto Giordano. Beaucoup moins connue qu’Andrea Chénier, cet opéra-comique en trois actes s’inscrit dans la même lignée d’un vérisme adroit, ici teinté de bonne humeur, et témoigne d’un métier sûr et du sens des effets. L’agilité vocale requise en fait une partition redoutable pour ses interprètes, de Geraldine Farrar à l’extraordinaire Mirella Freni. Toscanini en fut le créateur, en 1915, au MET.
Victorien Sardou était un excellent pourvoyeur de livrets, La Tosca en témoigne. L’histoire de Madame Sans-Gêne a été illustré de nombreuses fois, de l’opérette (The Duchess of Dantzig, de Ivan Carlyll) au cinéma et au théâtre de boulevard. Habilement construit, dans une langue toujours juste, le livret de Renato Simoni offre la plus large palette expressive tout en ménageant les effets et rebondissements. Madame Sans-Gêne, lavandière militaire avant d’ouvrir sa boutique parisienne, voit son destin mêlé à celui de Lefèvre, futur maréchal et comte de Dantzig, qu’elle va épouser, de Fouché, prochain ministre de l’Intérieur, dont la carrière accompagnera celle de l’héroïne, et enfin de Napoléon, de l’officier d’artillerie à l’empereur.
Le statisme, l’absence de spatialisation sont les lois de la version de concert. Comment une œuvre fondée sur un livret aussi rebondissant allait-elle, privée de toute action scénique, sortir de cette épreuve ?
Les qualités de la partition sont indéniables et témoignent d’un métier très sûr : clarté, liée à la prosodie syllabique, inspiration mélodique constante, expression toujours juste, variété des mouvements et concision en sont les principaux mérites : la leçon de Falstaff a été entendue. La Carmagnole, le Ca ira et la Marseillaise sont évidemment au rendez-vous. Point d’air, à proprement parler même si certains passages appellent les applaudissements, prosodie très souple et naturelle, nous sommes loin d’un certain vérisme de fin de règne. La construction est particulièrement soignée et mériterait une analyse fouillée.
Le premier acte est traité avec vivacité, et l’on retiendra le beau lamento des cordes graves accompagnant Neipperg blessé, mais surtout la vibrante déclaration d’amour de Lefèvre. Au second acte, le trio des hommes (valet de chambre, tailleur et maître à danser) introduit avec humour le dialogue où Lefèvre informe Caterina du souhait de l’empereur de les voir divorcer. C’est l’occasion d’un autre sommet du lyrisme. Le « Gli avrei » à lui seul justifierait que l’ouvrage sorte de l’ombre. Des profondeurs du registre jusqu’à des aigus puissants, la passion de Caterina dégage une intense émotion. Puis, lors de la confrontation de l’héroïne aux sœurs de Napoléon, le récit de ses campagnes, dans un climat tendu, lourd et sombre est une page d’anthologie. L’orchestre y sonne magnifiquement, riche de toutes ses couleurs, sous-tendu par une dynamique constante. Le finale du deuxième acte, concis, atteint une force expressive, une densité que l’on ne trouve guère que chez Puccini. Le dernier acte élargit encore d’un cran la palette expressive : entre la fureur de l’Empereur et la tendresse de l’évocation des souvenirs de jeunesse, toutes les formes d’expression s’y donnent libre cours. Une fois encore, Caterina nous offre une page chargée d’émotion en réponse à la proposition du divorce, imposée par l’Empereur. Madame Sans-Gêne n’est manifestement pas un ouvrage léger, même si des scènes souriantes alternent avec les plus puissantes.
Iano Tamar enrichit avec bonheur son répertoire année après année. Réservée au premier acte – lecture sans projection, couverte ponctuellement par l’orchestre – son chant s’anime au second pour s’embraser au dernier. Voix chaude, fruitée, puissante, homogène dans tous les registres, à l’aise dans les passages énergiques comme dans les plus tendres, elle trouve un rôle à sa mesure.
Adam Diegel incarne magnifiquement Lefebvre. Dès son « E poi mi piace » du premier acte, nous savons que le ténor américain sera l’une des révélations de cette production. L’émission semble toujours aisée, parfaitement maîtrisée, généreuse sans effort apparent. Le timbre est riche et sa ligne de chant un modèle du genre.
L’émission quelque peu forcée de Franck Ferrari, Napoléon, trahit sa fatigue vocale. Franco Pomponi (Fouché) et Pablo Karaman (Neipperg) ne déméritent pas. Il en va de même de tous les seconds rôles, avec une mention particulière pour Florian Sempey (Leroy), jeune baryton dont on suit la carrière avec intérêt.
On apprécie la direction claire, exigeante et précise de Marco Zambelli, un grand chef lyrique, toujours attentif au chant. L’Orchestre National de Montpellier déploie ici toutes ses qualités : de velours ou d’âpreté, de légèreté comme de force, flamboyant jusqu’à l’incandescence, c’est maintenant une formation de premier plan. Quant aux chœurs de l’Opéra, unis à ceux de la Radio Lettone, ils sont en tous points remarquables.