C’est peu dire que Guercœur est une œuvre qui revient de loin. Composée de 1897 à 1901, elle n’a jamais été créée du vivant du compositeur dans son intégralité, notamment à cause des difficultés scéniques que pose cet ouvrage singulier. Albéric Magnard, figure étonnante de la vie musicale de son temps, marginal et engagé (c’était un dreyfusard et un féministe convaincu), ne parvint qu’à faire entendre séparément les deuxième et troisième actes.
En septembre 1914, le compositeur périt dans l’incendie de sa maison provoqué par les Allemands, refusant de s’échapper et livrant ainsi aux flammes la partition pour orchestre de Guercœur. C’est Guy Ropartz, son fidèle ami, qui reconstitua de mémoire l’orchestration perdue, à partir de la réduction pour piano publiée en 1904 et d’un manuscrit du deuxième acte qui subsista. L’œuvre ne sera finalement créée à l’Opéra de Paris qu’en 1931, en grande partie pour des raisons politiques et surtout patriotiques, puisqu’il s’agissait alors de rendre hommage à un artiste mort pour la France. Il fallut attendre 2019 pour que Guercœur retrouve les honneurs de la scène, dans la ville allemande d’Onasbrük.
Le retour de Guercœur sur une scène française est donc un grand événement musical. Cette recréation strasbourgeoise avec un chef et un metteur en scène allemands a par ailleurs quelque chose d’émouvant, en tant que symbole de la fraternité franco-allemande retrouvée, 110 ans après la mort du compositeur français lors de l’offensive prussienne de 1914.
Le livret de Guercœur, écrit par Magnard lui-même, met en scène un homme reclus au royaume des Ombres et qui souhaite retourner vivre sur terre. Guercœur fait appel aux Idées qui apparaissent sur le plateau personnifiées : Vérité, Beauté et Bonté, suivies de Souffrance. Vérité accepte que Guercœur retrouve la vie qui lui manque tant. Une fois sur terre, le héros se rend compte que celle qu’il aimait, Giselle, ne lui est pas restée fidèle, et que Heurtal, l’ami qui avait lutté à ses côtés pour libérer le peuple, est devenu un tyran. Désespéré par tout ce qu’il voit, Guercœur meurt une seconde fois à la fin de l’acte II, sous les coups de la foule déchaînée. Au troisième acte, Souffrance, dont il a eu l’occasion de faire la connaissance, le reconduit au ciel devant Vérité qui l’invite à ne pas perdre espoir. Guercœur, bien que meurtri, demeure « la noble image de l’effort des êtres vers le bien ».
Comme son intention d’être son propre librettiste en atteste, Magnard reconnaissait la grande influence de Wagner dans ses compositions lyriques, même s’il essayait de s’en détacher coûte que coûte. En effet, l’écriture musicale de Guercœur est proche du modèle wagnérien : il s’agit de musique continue, structurée par des leitmotivs. La forme tripartite de l’œuvre rappelle d’ailleurs celle de Parsifal, quant au prélude du deuxième acte, il ressemble lointainement à celui du Rheingold. On peut aussi trouver que la vocalité de Vérité se rapproche de celle de Brünnhilde. L’orchestration est cependant plus aérée que chez Wagner, laissant poindre ici et là les clartés sonores de la petite harmonie ou la fraîcheur d’un trait de harpe, mais on peine à voir en quoi l’œuvre relève de la « tragédie en musique », comme son sous-titre semble l’indiquer, à l’exception d’une discrète allusion à l’Iphigénie en Tauride de Gluck dans le livret (« le calme rentre dans mon cœur »). Guercœur n’en reste pas moins une œuvre envoûtante et singulière, surtout dans son troisième acte, d’une beauté renversante.
C’est justement la découverte de ce troisième acte à la radio qui aurait donné à Christof Loy l’envie de mettre en scène Guercœur. Alors que l’œuvre appelle mille interprétations, il fait le choix louable de la spontanéité et de la clarté. Le plateau est divisé en deux espaces, l’un représentant le ciel (là où se situe l’action du premier et du troisième actes), l’autre la terre (où se situe le deuxième acte). L’espace du ciel est fermé par une grande paroi noire, à laquelle répond une grande paroi blanche du côté de la terre. Le plateau tourne pour donner accès à la terre depuis le ciel, et vice versa. Entre les deux, un tout petit espace interstitiel, dominé par une reproduction peinte d’un paysage, semble suggérer qu’une troisième voie est possible et illustre l’ « espoir » dont parle Vérité à la fin de l’ouvrage. Devant les parois, l’espace est occupé par des chaises, sur lesquels des personnes semblent attendre que quelque chose se passe là-haut ou ici-bas.
La présence de certaines des Ombres du premier acte dans l’espace terrestre permet de lier plus profondément les deux lieux, comme le choix de présenter Souffrance sous la forme du guide terrestre de Guercœur, marquant ainsi précisément la dimension initiatique du livret. La direction d’acteur est précise et le choix de représenter le peuple sous la forme de nantis qui demandent d’avoir toujours plus d’argent est intéressante, mais il est un peu dommage que cette dimension bourgeoise contamine également la représentation des Idées dans le ciel, qui sont vêtues comme des femmes élégantes invitées à un gala. L’un des plus beaux moments de la mise en scène découle de ce geste simple : intégrer les spectateurs dans le discours final de Vérité, en allumant la salle et en plaçant frontalement tous les interprètes face au public. Les paroles pleines d’espoir de Vérité s’adressent alors à toutes et tous – un commun enthousiasme semble nous emporter, interprètes et spectateurs.
S’il n’est que le troisième à incarner le rôle sur une scène, Stéphane Degout n’en est pas moins le Guercœur idéal. La voix a ce qu’il faut de cuivre et de frémissement pour rendre à la fois le caractère héroïque du personnage et ses fébrilités. La manière, retenue et poignante, avec laquelle il tient la longue note que demande Magnard au deuxième acte sur « je souffre » est d’une justesse musicale confondante. Son engagement scénique est total et l’évolution du personnage est d’une parfaite crédibilité, de la mélancolie désirante du premier acte jusqu’à l’abattement catatonique du troisième acte.
Face à lui, les Idées sont incarnées par de solides voix différenciées : Catherine Hunold, d’abord, est une Vérité d’une grande classe, apparaissant sur la plateau enveloppée d’une aura digne d’une diva des années 1950. La voix pourrait être plus puissante, mais ce timbre de soprano dramatique chaud et dense confère toute son autorité au personnage, avec de la tendresse au creux des mots à la fin du dernier acte. Adriana Bignagni Lesca trouve dans Souffrance un rôle à la mesure de ses moyens : son timbre profond de contralto, servi par une projection assurée, captive immédiatement. L’interprète semble habitée par une détermination qui se mue progressivement en compassion : après l’avoir conduit sur terre, elle enlace Guercœur passionnément et semble très émue par le discours final de Vérité. Bonté prend quant à elle l’apparence et la voix d’Eugénie Joneau, mezzo au timbre crémeux et au phrasé souple, tandis que Beauté prend la forme de Gabrielle Philiponet, idéale de couleurs vocales et de présence scénique. Leur quatre voix s’unissent avec beaucoup d’alchimie dans l’extraordinaire quatuor pour femmes que Magnard place à la fin de l’œuvre.
Sur terre, Antoinette Dennefeld émerveille en Giselle. L’intensité de son engagement dramatique permet de rendre compte de toutes les facettes du personnage, de l’angoisse à la passion amoureuse. Elle déploie au plateau une présence vibrante, très vive et légère (impression accentuée par ses longs cheveux détachés), mais empreinte d’une puissante gravité. La diction est peut-être un peu floue, mais la voix, très riche en harmonique, se dépose idéalement dans cette partie de mezzo dramatique, grâce à une grande maîtrise de l’articulation musicale. En face, Julien Henric campe un Heurtal impressionnant d’aisance : ce parvenu ayant cédé aux charmes du pouvoir fait montre d’une santé vocale éclatante, voire insolante. La voix est claire, bien projetée, et le texte claque avec efficacité.
Les trois petits rôles des Ombres sont tenus avec beaucoup de probité par Marie Lenormand, attachante, Alysia Hanshaw, pleine de candeur, et Glen Cunningham, ténor très prometteur, au timbre limpide et moelleux — un jeune chanteur à suivre, assurément !
On aura rarement entendu l’Orchestre Philharmonique de Strasbourg dans un tel état de grâce que sous la baguette d’Ingo Metzmacher. Son admiration pour l’œuvre transparaît dans le soin qu’il apporte à mettre en valeur les leitmotivs et les alliages de timbres demandés par Magnard (et Ropartz). Il donne une clarté toute française aux passages orchestraux, malgré leur densité sonore plutôt germanique, en aérant la masse orchestrale. L’interlude entre le deuxième et le troisième tableau du deuxième acte est particulièrement déchirant. Cette recherche sonore ne cède aucunement à l’hédonisme : le chef ne perd à aucun moment de vue la tension dramatique.
Adroitement situés derrière la salle pour donner au spectateur l’impression d’un égarement spatial au premier et au dernier acte, les membres du Chœur de l’Opéra de Strasbourg font preuve d’un investissement de chaque instant dans les scènes de foule du deuxième acte. C’est à eux que revient le dernier mot de l’œuvre : « Espoir ! ». Il nous hante encore après la représentation — on songe à Magnard qui a dû espérer si longtemps pour que Guercœur se présente à nos yeux – on songe aussi au pouvoir qu’a cette œuvre si puissante en nous invitant à continuer de croire en un avenir meilleur, individuellement et collectivement, même après des cortèges de désillusions.
En attendant, Guercœur nous console.