La Quatrième Symphonie de Gustav Mahler, c’est à la fois le Lied schubertien du « Sehr behaglich » conclusif et les dissonances aigres du Scherzo. Un mélange curieux d’épanouissement apparent dans la tradition et de constante novation sonore, que le premier mouvement, avec l’élégance corsetée de son introduction et les étourdissantes combinaisons des développements qui s’ensuivent, résume à la perfection. Il est dès lors tentant de coupler cette œuvre à des compositions de Berg ou de Webern, tant elle semble annoncer tous les paradoxes géniaux de la Seconde Ecole de Vienne.
En programmant, en ouverture de concert, la Troisième Symphonie de Schubert, Gustavo Dudamel choisit pourtant de rapprocher Mahler de la Première Ecole de Vienne. Une Première Ecole de Vienne qui, sous sa baguette, cherche à être cet exemple de « grand tout intact et harmonieux, de création sans zone d’ombre », que Claudio Magris décrivait dans Danube à propos de Haydn. Pas d’ombre, effectivement, chez ce Schubert volontairement univoque, évoluant entre le mezzo-forte et le forte, dynamique jusqu’à la précipitation (dans le I, le passage d’Adagio maestoso à Allegro con brio ne se fait pas sans brusquer le phrasé). L’idéal-type, en somme, d’une certaine interprétation du classicisme où le brio, en ne se contentant plus d’être le langage, devient le propos.
La suite serait-elle à l’avenant ? Nous savons gré à Dudamel d’avoir magistralement brouillé les cartes : le programme ramène Mahler du côté de ses maîtres, l’interprétation le tourne vers ses disciples. Les toutes premières mesures donnent le ton d’un propos incroyablement décanté, où l’éclairage du moindre détail d’orchestration provoque un perpétuel jaillissement sonore, érige une tour de Babel musicale où tout se frotte, se confronte, s’affronte, où l’arrière-plan n’a de cesse de vouloir voler la vedette aux lignes de force les plus naturelles de la partition.
Ici, la volupté des sons n’est ni un but ni un moyen : au contraire, le Mahler Chamber Orchestra dépouille l’œuvre parfois brusquement, la virtuosité de ses membres ne veut pas briller, mais éclairer. Sous l’impulsion de cette lecture en un sens impitoyable, le deuxième mouvement dévoile des audaces harmoniques insoupçonnées, et le « Ruhevoll » installe durement son imposante architecture, à l’intérieur de laquelle on retient, entre mille exemples frappants, un dialogue irréel entre l’alto et le cor. Le dosage des lignes instrumentales, la maîtrise de leurs oscillations permanentes, s’installe à un niveau de perfection confondant.
Le final pourrait alors jouer sur les contrastes en laissant s’écouler sa fluide mélodie. Il demeure pourtant d’une modernité sans apprêts. Dudamel lui apporte la rigueur formelle qu’il a gardée tout le concert durant ; Golda Schultz lui offre sa grâce et son naturel. La jeune soprano sud-africaine s’impose de plus en plus sur les scènes des théâtres (depuis Munich, où elle est une figure depuis plusieurs années, elle s’élance vers Salzbourg, Vienne, New York, San Francisco), mais le Lied et la mélodie semblent un langage idoine pour cette voix souple et claire. Si, comme chez beaucoup de ses consœurs, la projection pâlit dans le bas de la tessiture où débute l’« himmlische Leben », elle ne sera par la suite pas prise en défaut par l’acoustique de la Philharmonie. D’humeur égale et sans excès de coquetterie, son chant atteint, dans les dernières mesures, une sérénité qui, après toutes les péripéties de ce concert sans compromis, nous laisse rêveurs : à Vienne, quoi qu’il arrive, tout se termine par un sourire !