Singulier concert, moins par sa programmation que par sa qualité orchestrale, changeante. Il s’ouvrait par le célèbre adagio et fugue en ut mineur de Mozart, confié ce soir à toutes les cordes de l’Orchestre national Avignon Provence, dirigées par Débora Waldman. L’adagio est pris avec beaucoup d’énergie, dans un tempo soutenu, avec une rare intensité dramatique, expressionniste en diable. Les ponctuations sont brutales et sèches, contrastant avec le thème mélodique d’un beau legato. La gravité fait défaut, comme pour la fugue, pesante aux basses agressives, appuyées, avec des cordes qui en reprennent le jeu trivial. Réelle déception, à la limite de la vulgarité. Oublions, d’autant plus aisément que l’on n’était pas venu pour ça.
On ne présente plus Das Lied von der Erde et ses multiples facettes. Bien que dépourvu de tout effet narratif, l’ouvrage peint la nature en relation avec la réflexion désabusée du poète, dans la descendance d’une Symphonie Pastorale, visionnaire, amplifiée, pessimiste. L’originalité de la production avignonnaise réside, outre le choix des solistes, dans celui de l’adaptation réalisée par Glen Cortese (1), compositeur américain dont il faut louer le travail : alors que le magnifique arrangement signé Schönberg (puis Rainer Riehn, chez Universal) réduisait l’effectif à 14 musiciens, celui-ci, ce soir, s’élève à 38. Les vents sont par deux, le second pouvant jouer en outre l’instrument le plus grave de sa famille, et les cordes vingt-trois. C’est-à-dire que l’on se trouve à mi-chemin entre la version chambriste de Schönberg et la version originale (vents par trois, 4 cors, tuba basse, et, surtout, célesta, mandoline, glockenspiel et profusion de percussions, 2 harpes et cordes). L’ouvrage doit-il être abordé comme une incroyable série de six lieder avec orchestre, ou, au contraire, comme une symphonie avec voix ? C’est bien la seconde option qui paraît avoir été retenue, conforme à l’intitulé de Mahler : Eine Symphonie für eine Tenor- und eine Alt- (oder Bariton-) Stimme und Orchester. Redoutable, Das Lied von der Erde exige des voix sonores, longues, colorées et une intelligence profonde du texte.
Das Trinklied vom Jammer der Erde surprend par un orchestre puissant, pesant (comme l’indique Mahler), mais anecdotique, appliqué, parure trop lourde pour la voix, quelles qu’en soient la force et la projection. Le discours instrumental paraît morcelé, dépourvu du charme viennois. Nonobstant le format de l’orchestre, comment un ténor peut-il faire entendre clairement son chant, avec, fréquemment, des cordes et des bois fortissimo dans la même tessiture ? C’est un défi constant que relève Kévin Amiel, dont la santé vocale réjouit. Il a déjà chanté l’ouvrage (2) et, s’il n’est pas germaniste, rien dans son chant ne le trahit. Il réussit l’exploit de projeter fièrement ses la (« Hört ihr… ») puis si bémol (« Leben ») sans hurler, comme nombre de ténors héroïques. Pour accusés que soient les contrastes qu’impose la partition, l’orchestre, toujours attentif et précis, semble malheureusement quelque peu étranger à l’œuvre. Cet échauffement passé, la phalange avignonnaise, dirigée avec exigence et soucieuse des solistes (Déborah Waldman chante la mélodie), va se prendre au jeu pour terminer, transfigurée, dans le merveilleux Abschied. Quitte à bouleverser la répartition des lieder entre les voix, poursuivons, avec les autres parties dévolues au ténor. L’incise pentatonique du joyeux Von der Jugend s’imprime dans toutes les mémoires, parenthèse sereine, plaisante et bienvenue. L’aisance de la voix réjouit autant que le lied. Désabusé, contrasté, avec sa ritournelle, le chant de l’homme ivre (Der Trunkene in der Frühling) est d’un constant bonheur, que ce soit à l’orchestre, où les bois roucoulent, ou au chant, qui épouse toutes les facettes du poème. Des arts martiaux chers à son enfance, Kévin Amiel a conservé la souplesse autant que la puissance, toujours l’élégance, assorties d’une discipline bienfaisante. Il a maintenant acquis la maturité qui lui permet d’aborder ce répertoire si exigeant, et la belle leçon qu’il nous a offerte aura été riche en émotion.
Nous n’avions pas écouté Antoinette Dennefeld dans le répertoire germanique depuis ses superbes lieder de Schumann, avec Jean-François Heisser, à La Côte Saint-André (3). Ses succès récents dans Offenbach et Bizet nous avaient fait perdre de vue sa maîtrise de Mahler (4). Der Einsame im Herbst, introduit par la guirlande des premiers violons et le hautbois solo, est, d’emblée, un régal. Chaque vers trouve sont illustration la plus juste, de l’émotion esthétique du début à la lassitude et à la peine. La voix, ample, bien timbrée, chaude, longue se conjugue idéalement au tissu orchestral. Von der Schönheit, dont l’animation va grandir, au passage du cavalier qui enflamme les cœurs, est servi avec art. Le souvenir teinté de regret sur lequel il s’achève est poignant. Quant au monumental Abschied, la transparence, le dépouillement prévalent à l’orchestre, à l’exception de l’interlude qui unit les deux poèmes, offrant un écrin magique à la voix. Cet adieu désabusé, magnifiant cette terre éternelle et bien-aimée ne se décrit pas : il se vit. Et la lecture que nous en donnent Antoinette Dennefeld et Déborah Waldman avec ses musiciens est le plus beau des cadeaux, faisant oublier la déception première. L’orchestre y apparaît lumineux, épanoui, ayant trouvé la grâce, partageant cette foi dans la permanence de la nature. Notre mezzo, tant dans les passages récitatifs (« in erzählen Ton, ohne Ausdruck »…) que dans sa mélodie confirme bien ses qualités mahlériennes, où l’esprit du texte commande. Les instruments solistes, la flûte, le violoncelle, les cors… se montrent exemplaires, permettant de tisser une trame à la fois complexe et transparente, qui nous comble. Le temps est suspendu et la beauté nous étreint.
(1) Elle sera reprise le 20 février 2025 au TCE. (2) dans sa version chambriste, partenaire de Stéphane Degout, avec les musiciens du Balcon, dirigés par Maxime Pascal, en mai 2020, à Saint-Denis. (3) https://www.forumopera.com/spectacle/schumann-recital-antoinette-dennefeld-et-jean-francois-heisser-la-cote-saint-andre/ (4) Dont elle a déjà chanté la 2e symphonie, les Rückertlieder, Urrlicht (des Knabenwuderhorn). Il semble bien qu’elle aborde pour la première fois au concert ce Chant de la Terre, même si rien ne laisse transparaître cette appropriation .