On ne présente plus ni les Kindertotenlieder, ni la Quatrième symphonie de Gustav Mahler. Pratiquement contemporaines (1901 et1904), les deux œuvres ont été couplées pour un concert qui fera appel à Marianne Crebassa en première partie, Melody Louledjian lui succédant pour le dernier mouvement de la symphonie (Das Himmlische Leben [La vie céleste]).
On se souvient avec émotion qu’en juillet dernier, la première incarnait déjà une mère qui vient de perdre son enfant (à Aix-en-Provence, lors de la création de Picture a Day Like This, de George Benjamin). Dans les Kindertotenlieder, la mélancolie douloureuse, contenue, désincarnée, prend des formes très différenciées au fil de chacun des cinq lieder sur des poèmes de Rückert. Dès le premier, « Nun will die Sonn’ so hell aufgehen » [Maintenant, dans sa clarté, le soleil se lève], la palette de notre mezzo est large : les couleurs, les graves de velours sombre, la conduite de la ligne, la longueur de voix, les inflexions sont au rendez-vous. La maturité est manifeste pour aborder le cycle : l’intelligence de la langue, son intelligibilité sont au service d’un chant exemplaire, à l’égal des plus grandes voix. Quant au Philharmonique de Radio France, augmenté d’instrumentistes de l’Académie d’orchestre, l’homogénéité des pupitres comme l’excellence des solistes lui permet de restituer les atmosphères changeantes, sous la direction attentive de Mikko Franck. « Nun seh’ ich wohl warum… » [Je vois bien maintenant pourquoi] nous gratifie d’infinies nuances, animé et retenu. Au centre du drame, « Wenn dein Mütterlein tritt zur Tür herein » [Quand ta maman apparaît sur le seuil], nous étreint d’émotion. Le chant, d’essence populaire, mais raffiné, se garde de tout pathos ajouté, les épanchements et effusions sont contenus : l’illusion de la présence est rendue avec pudeur. Marianne Crebassa imprime à la ligne un traitement quasi instrumental, sans jamais se départir de ce sens dramatique qui l’habite. « Oft denk’ich, sie sind nur ausgegangen » [Souvent je pense qu’ils ne sont que sortis] est beau à en pleurer : le medium et l’aigu, chantés piano, porteurs d’une émotion juste, sont inouïs. « In diesem Wetter, in diesem Braus, nie hätt’ ich gesendet die Kinder hinaus » [Avec ce temps, avec cette averse, jamais je n’aurais fait sortir les enfants], les enfants sont sortis, mais ne reviendront pas. L’angoisse, la fébrilité, l’intense douleur sont remarquablement traduites, faisant place à la résignation, à l’apaisement. Le sens dramatique de notre mezzo est manifeste, où elle rivalise avec un orchestre tumultueux, passionné. Parler de prise de rôle paraît incongru tant l’expression est sincère. L’enfant du pays (Marianne Crebassa, bien que née à Béziers, est montpellieraine de cœur) affectionne de plus en plus Mahler, qu’elle chantera à Salzbourg en août, puis à Paris en octobre (La 3ème symphonie, avec Gustavo Dudamel). Ce soir fut un très grand moment, dont on ne détaillera pas le jeu orchestral, renouvelé sans cesse, le plus souvent chambriste, qui excelle à suggérer les états successifs et mouvants causés par la disparition des enfants.
Après cette page magistrale, la quatrième symphonie paraît d’un tout autre intérêt, avec ses débordements, ses rythmes de marche, ses effluves de valse, son orchestration colorée, parfois populaire, savoureusement triviale. Equivoque, malgré une écriture très différenciée du cycle précédent, elle captive par son apparente instabilité, par ses mixtures (les quatre flûtes du premier mouvement, les associations de timbres qui prévalent fréquemment), par sa dynamique et ses rythmiques subtiles, par ses incroyables nuances (ainsi, des bois triple forte sur des cordes pianissimo…). Nous n’en retiendrons que le dernier mouvement, annoncé par un formidable tutti du Ruhevoll précédent. Les « joies du paradis » semblent bien terrestres, vaste programme, alléchant par toutes les promesses concrètes, y compris gustatives, comme de joies plus raffinées (*). La soprano, au « ton d’enfant », doit « éviter tout effet parodique », écrit Mahler. Et c’est là, essentiellement, que réside la difficulté : comment traduire la danse, le chant, suggérer l’ivresse, les jouissances terrestres, si proches de celles promises par le paradis, avec la naïveté requise ? Souriante, épanouie, manifestement heureuse, Melody Louledjian, si elle ne peut évidemment se faire passer pour une enfant – mission impossible – trouve la fraîcheur comme les couleurs pour transmettre ce texte d’inspiration populaire. Familière du répertoire germanique (de Mozart à Krenek et Ullmann, en passant par Wagner et Strauss), c’est la première fois, semble-t-il, qu’elle aborde Mahler. Son aisance est manifeste dès les premières notes, comme sa maîtrise de la langue. Sans le secours de la partition, qu’elle conserve par sécurité, elle nous vaut un chant inspiré, ample, aux inflexions renouvelées, avec de superbes modelés, une expression exemplaire. Toujours la fraîcheur sensuelle, la vivacité, assorties d’un somptueux medium : un second moment de bonheur.
Alors qu’on présumait un bis rassemblant nos deux solistes et l’orchestre, seul ce dernier sera sollicité pour une fort belle Chanson de Solveig de Peer Gynt, de Grieg, mais anecdotique au regard des moments d’exception que nous avions vécus auparavant.
(*) La conclusion, « Kein' Musik ist ja nicht auf Erden, Die unsrer verglichen kann werden. » [Nulle musique sur terre n'est comparable à la nôtre], s’achève par une promesse de joie : « ... alles für Freuden erwacht » [tout s’éveille à la joie].