Un critique facétieux comparait récemment le rôle du chef d’orchestre dans la Huitième Symphonie de Mahler à celui d’un …policier en charge de la circulation. Selon lui, le rôle du maestro consistait essentiellement à gérer les masses, à éviter leur collision et à laisser les choses sonner avec le plus de naturel possible. « Mes autres oeuvres sont tragiques et subjectives. Celle-ci est une immense dispensatrice de joie » expliquait le compositeur dans sa correspondance. Si on garde la métaphore, il faudra décerner à Alain Altinoglu un sifflet doré et un képi avec feuilles de chênes. Au cours des 90 minutes de l’interprétation, son sang-froid et son contrôle des forces orchestrales et chorales resteront un modèle du genre. Pas le moindre décalage, pas d’instants de flottement, une clarté totale dans la gestuelle et dans les intentions. Certes, le « Veni Creator » va très loin dans le déferlement sonore, mais c’est voulu comme tel et vise sans doute à créer un contraste avec l’intimité désolée du début du second mouvement. Entendre ces fugues chorales, ces entrées successives de solistes, ces innombrables procédés d’écriture dont Mahler fait la synthèse dans l’ardente prière à l’Esprit Saint procure un plaisir physique bouleversant. On est rivé à son siège en même temps qu’emmené sur des hauteurs où l’oxygène est raréfié. Et les dernières mesures, rehaussées par la présence de cuivres placés à l’autre bout de la salle, dans la loge royale, sont d’un tel impact qu’une part importante du public éclate spontanément en applaudissements.
Nous sommes pourtant loin d’avoir terminé notre parcours mahlérien. Il nous reste à gravir l’Himalaya du Second Faust de Goethe. Altinoglu fait vivre les dix minutes d’introduction orchestrale grâce à un sentiment dramatique à fleur de peau, avec des tremolos qui prennent à la gorge et des cymbales frappées qui marquent une progression inexorable. L’orchestre symphonique de La Monnaie est concentré, tendu comme un arc. Ce qui est un pensum et un passage à vide chez beaucoup d’autres devient ici une sorte d’interlude d’opéra, respiration bienvenue après les orgies sonores qui précèdent. Les entrées du chœur dans « Waldung, sie schwankt heran » sont en place et ne sonnent pas comme les hoquets que l’on peut redouter. En Pater Ecstaticus, Christopher Maltman marque une première transition de l’ombre vers la lumière. Son « Ewiger Wonnebrand » est superbement phrasé, l’onctuosité du timbre y trouvant à se déployer sans entrave. Le Pater Profundus de Gábor Bretz doit lutter avec un orchestre plus tourmenté dans « Wie Felsenabgrund mir zu Füssen », mais il n’a pas été Wotan pour rien dans le Ring de La Monnaie et finit par sortir vainqueur. Il est permis d’avoir des réserves sur le timbre du ténor Corby Welch, qui apparaît un peu usé au départ. Mais la manière dont il entonne son « Höchste Herrscherin der Welt » balaie toutes les objections, et on perçoit alors tout ce que l’œuvre contient d’opéra. L’opéra qui nourrissait la vie quotidienne de Mahler comme chef, l’opéra qu’il n’a jamais écrit mais dont il a sans doute rêvé. Quoi de mieux qu’une voix de Siegfried ou de Tannhäuser pour nous en faire explorer tous les recoins ? Il n’y a que du bien à dire de toutes les solistes féminines (Ilse Eerens, Manuela Uhl, Nora Gubisch, Jacquelyne Wagner et Marvic Monreal) qui entrent successivement, et les chœurs de la Monnaie et de la radio flamande, renforcés par l’Académie de La Monnaie et le Chœur d’enfants et de jeunes prennent un plaisir visible à montrer l’étendue de leurs moyens. Par paliers, sous la baguette d’un chef qui sait ce que doser l’effet dramatique veut dire, l’œuvre va petit à petit s’élever vers cette émotion, cette sensation de brûlure de l’âme face à l’amour divin.
La spatialisation du son jouera à plein, et les ultimes mesures donneront à une salle Henry Le Boeuf remplie jusqu’au dernier siège la sensation d’accéder à un ailleurs, un hors-du-temps. « Voilà ma messe ! » clamait fièrement Mahler vers Bruno Walter à la fin de la répétition générale, la veille de la création. Et nous voici nous, ses deux mille adorateurs, emportés dans une ovation qui semble ne jamais vouloir finir.