Quoi qu’on en dise, et malgré les quelques 121 ans qui nous séparent de la création de la Deuxième Symphonie, l’effectif de ce monument mahlérien nous paraît toujours aussi écrasant. Le Sacre, Elektra ou même Turangalîla sont certes venus remettre en perspective les proportions titanesques de la Auferstehungssinfonie, mais le qualificatif de « réclame à Bibendum » (œuvre du mesquin Debussy) sera toujours amusant car compréhensible.
Quand on se retrouve face à un tel colosse musical, plusieurs réponses sont possibles. La carte de la marche funèbre pompeuse et alanguie ayant déjà été usée jusqu’à des tempi improbablement lents, c’est avec une lecture différente que Daniel Harding a commencé cette soirée. On nous rappelle ainsi avant le concert que, conformément à la volonté du compositeur, un silence sera observé à la fin du premier mouvement.
Qu’à cela ne tienne, l’Orchestre de Paris est dans les starting blocks, réunis au plus grand complet pour cette Totenfeier introductive. Coups de baguette acérés, tempi allants, Harding taille sa symphonie dans le vif, privilégiant l’articulation nettement dessinée aux pâtes sonores impénétrables. Tout semble ainsi transparent, et la vingtaine de minute de musique se déroule sous nos yeux avec une clarté surprenante (considérant sa complexité musicale et formelle). Le même constat vaut pour le deuxième mouvement, où la précision spontanée des lignes mélodiques prête même à sourire.
Le troisième mouvement vient confirmer l’idée qui germait dans notre cerveau depuis le début de la représentation. Avec cette aisance physique et cette mobilité, Harding agit depuis son estrade non en grand prêtre ou en cuisinier maniaque, mais en pilote de course qui, au volant de « sa » Ferrari (il s’agit tout de même de l’Orchestre de Paris) peut se permettre les virages les plus fous. Ainsi, il prend un malin plaisir à faire rebondir les courbes mélodiques de ce scherzo grinçant, dans une virtuosité discrète et contrôlée.
Chez Mahler, symphonie à programme implique souvent symphonie vocale. Penchons-nous donc au dessus de l’orchestre à la recherche de nos solistes. Dans Urlicht, l’alto de Wiebke Lehmkuhl semblait s’imposer. Pour celle qui ne recule déjà plus devant les grands rôles wagnériens, ce choral surgi de nulle part ne présente pas de difficulté technique majeure, et c’est ainsi qu’elle déploie son timbre rond et généreux dans les vignobles de la Philharmonie. Christiane Karg est ici aussi une interprète de rêve. Si les envolées prévues par Mahler pour la soprane restent (hélas) trop rares, elles sont avec Karg toujours aussi rayonnantes que nécessaire dans ce baume au cœur qu’est le choral final. Tout aussi mesurées, les interventions du Chœur de l’Orchestre de Paris brillent par leur concentration. Même si les dernières mesures perdent en présence sonore au profit d’un orchestre et d’un orgue grondant, l’introduction chorale (apprise par cœur pour l’occasion) est saisissante d’efficacité et d’équilibre.
Car ce que l’on retiendra surtout de cette prestation, c’est la qualité des enchaînements, entre les mouvements comme d’une section thématique à l’autre. Le silence à la fin de la Totenfeier contraste avec l’entrée tonitruante du Scherzo, et le début sur les œufs de Urlicht répond aux fanfares du dernier mouvement. Harding a compris que la réussite de cette machine grandiose résidait dans la capacité du chef à la présenter comme un être organique, où chaque section engendre la suivante, dans une sorte de fresque inébranlable car naturelle.