Pas de trêve des confiseurs pour Jean-Paul Scarpitta : on dirait qu’il a suffi qu’il parle d’un climat apaisé pour que les braises du conflit se rallument. Sur le parvis de l’Opéra Comédie des tracts rappellent les griefs d’une partie du personnel dont, devant le rideau, un délégué prend brièvement le public à témoin, discours qui recueille plus d’applaudissements que de huées. Puis entre le chef d’orchestre et la représentation commence.
Cette Bohême dont Jean-Paul Scarpitta est le concepteur tourne résolument le dos au pittoresque : hormis les couleurs des vêtements des femmes – années 50 ? en tout cas avant la minijupe – dans le tableau du Café Momus, le noir règne en maître. Dans la mansarde, des parallélépipèdes tiennent lieu de meubles, cubes-chaises, banquette-lit, souvent noyés dans la pénombre entretenue par Urs Schönebaum, et les accessoires sont réduits au minimum indispensable. On retrouve ce parti pris dans toute l’œuvre, avec un Café Momus virtuel puisqu’invisible, jusqu’à l’excès au dernier tableau où Musetta semble déjà en deuil avant même que Mimi soit morte. A l’inverse Mimi est vêtue de blanc du début à la fin, de son déshabillé initial et final en passant par son manteau. Si l’on ajoute la neige visible dans l’embrasure de la fenêtre au premier tableau et qui tombe en tempête ininterrompue sur tout le plateau au troisième, on comprend que fidèle à lui-même Jean-Paul Scarpitta soumet l’œuvre à une approche plastique dont elle doit s’accommoder. La vie dramatique en est rabougrie au deuxième tableau, où la foule est d’abord alignée fixement et forme à la fin un groupe compact, et où les apparitions/disparitions depuis et dans les dessous ne peuvent en tenir lieu, et au troisième, où l’animation matinale de la barrière d’Enfer est quasiment zappée – malgré l’intrigante entrée des femmes à cour quand le douanier est allé ouvrir les portes à jardin. Mais la suppression d’éléments réalistes du décor ou du contexte condense l’attention sur les relations entre les personnages et ni la musique ni le chant n’y perdent. Il y a même dans l’épisode neigeux du troisième tableau quelque chose de fascinant car il tisse autour des personnages une enveloppe où rien ne les distrait d’eux-mêmes et de leur entretien passionné. Un regret : l’image finale de Rodolfo s’éloignant vers le fond de scène avec la morte dans ses bras pour faire sensation, alors que la situation suffisait à créer l’émotion et que la brièveté de la musique incite à la sobriété.
Une fois signalées les prestations satisfaisantes des jeunes solistes de la classe Opéra et Opéra-Junior, ainsi que celle du chœur manifestement soucieux d’apporter par sa qualité un probant démenti à ses détracteurs, on louera un plateau de solistes très homogène et dont la jeunesse est peu ou prou celle des personnages. Pas de découverte qui transporte, mais des individualités qui tirent honorablement leur épingle du jeu, qu’il s’agisse de Nikola Todorovitch (Parpignol), de Frédéric Goncalves (Benoît/Alcindoro), de Jean Teitgen (Colline) ou d’Evgueniy Alexiev (Schaunard), ces deux derniers prenant toute leur part des scènes du quatuor masculin. Mais des deux couples Marcello-Musetta et Rodolfo-Mimi c’est peut-être le premier qui se montre le plus à son avantage. Alik Abdukayumov est doté d’une voix sonore, souple, et d’un physique qui attire la sympathie ; l’humanité de son personnage, dans les contradictions qui apparaissent au troisième tableau, est particulièrement crédible. Eleonora Buratto semble un peu crispée dans l’air de Musetta et les aigus un rien tirés, mais au fil de la représentation la voix s’ouvre et accompagne une composition dramatique d’abord piquante mais dans l’ensemble d’une sobriété qui évite à bon escient les excès véristes. Remarque qui vaut pour Rame Lahaj, ténor à l’aigu brillant mais légèrement nasalisant et dont la voix semble par moment petite, comme celle de sa Mimi, perception peut-être due à notre position excentrée à l’extrême. Erika Grimaldi aurait-elle minci depuis sa Comtesse des Nozze de juin dernier ? Son apparition évoque plus celle d’un top-modèle que les rondeurs de Mirella Freni. Est-ce cette apparence qui nous la fait trouver d’abord affectée ? Est-ce le climat qui entoure le spectacle qui l’empêche de se libérer au premier tableau ? Elle ne donnera sa mesure qu’après l’entracte, elle et son partenaire atteignant une juste émotion, sans aucune surcharge, dans leur duo du troisième tableau et évidemment dans le dernier.
Les musiciens sont sous l’autorité de Roberto Rizzi-Brignoli, appelé il y a très peu de temps pour remplacer le chef annoncé. En quelques jours il semble avoir conquis l’orchestre, à en juger par la beauté de ce qui sort de la fosse, où maints détails et maintes couleurs souvent noyées dans le flot musical apparaissent ici en pleine lumière. C’est une véritable jouissance que distille cette analyse minutieuse, où l’orchestre, doué d’une vie palpitante, se tient comme aux aguets pour chanter à son tour comme les personnages. Montée en puissance et dynamisme infailliblement contrôlés, on s’extasierait sans réserve si certains tempi ne nous semblaient dilatés à l’excès, dans les duos entre Rodolfo et Mimi. Sans doute ce parti pris tend-il à imposer d’abord comme durable la fascination immédiate, ensuite à tenter d’inscrire dans le futur le projet que la mort menace, et c’est sans nul doute conforme aux souhaits de Puccini, mais il faudrait des voix exceptionnelles pour que cette lenteur ne les rende pas moins captivantes. Ici, on estime l’intention plus que le résultat. Mais le plaisir renaît dès la clôture de ces séquences, et l’admiration pour la sensibilité de ce chef d’orchestre reste pleine et entière. Le public semble la partager, aux saluts, dont aucun dissentiment ne viendra troubler la chaleur. A bon port, malgré tout !