A Liège, les Manon se suivent et ressemblent. Si Stefano Mazzonis faisait se dérouler celle de Massenet dans un livre géant, Paul-Emile Fourny place la Manon Lescaut d’Auber dans une bibliothèque (pour Puccini, ce sera peut-être une librairie), décor dont les principaux traits architecturaux viennent tout droit des salles conçues par Labrouste pour l’ancienne Bibliothèque nationale ou pour Sainte-Geneviève. Outre le fait que ce genre de traitement pourrait s’appliquer à tous les nombreux opéras inspirés d’une œuvre littéraire, on voit mal ce que ce concept apporte au spectacle, en dehors des économies permises par la un décor unique, puisque, sitôt passée une ouverture située de nos jours, avec étudiant(e)s en uniforme anglo-saxon qui viennent, munis de cartables et d’ordinateurs, consulter les ouvrages et draguer ou tomber amoureux, on en revient à une vision tout à fait traditionnelle, avec de fort beaux costumes d’époque. Et quand le metteur en scène explique dans le programme de salle qu’il s’est efforcé de transcender le premier degré auquel se limite le livret de Scribe, on ne peut manquer de s’interroger. Certes, on commence par juger l’intrigue assez désolante de niaiserie, puisqu’il ne fallait rien montrer sur la scène de l’opéra-comique qui puisse faire rougir une jeune fille : loin d’être une gourgandine, Manon devient simplement une gentille paresseuse, dont le parcours est opposé à celui de la très vertueuse Marguerite, un peu sur le modèle de la série de gravures de Hogarth opposant la destinée de l’Apprenti industrieux à celle de l’Apprenti oisif. Pourtant, les paroles chantées ne manquent pas toujours d’humour et Scribe, qui avait déjà adapté le roman de l’abbé Prévost en ballet-pantomime pour Halévy en 1830, prête à ses personnages une ironie que le spectacle aurait pu souligner. Quand Des Grieux est surpris avec Manon par le marquis d’Hérigny, celui-ci s’exclame : « Me voler ma maîtresse et mon amour, d’accord / Mais mon souper, Monsieur… Ah vraiment, c’est trop fort ! »). Et même si les années 1850 n’y entendaient pas malice, n’y avait-il rien à tirer de cet invraisemblable chœur qui, au troisième acte, en Louisiane, chante : « Quand esclave avoir bon maître / Bon maître il aime à servir ! / Le défendre et le servir / Est un plaisir » ? Encore aurait-il fallu pouvoir entendre davantage le livret parlé, qui est ici coupé au-delà du raisonnable, mais le moyen de faire autrement, avec une distribution en grande partie non francophone ? Se pose alors la vraie question : pour remonter ce type d’ouvrage, dans un pays où l’on en parle la langue, n’est-il pas indispensable de s’appuyer sur des artistes également capables de dire un texte de théâtre de manière fluide ? Il est permis d’abréger un texte bavard, mais de là à supprimer par nécessité presque tous les dialogues… On sait qu’à l’opéra de Paris, des chanteurs bosniaques ou pakistanais tiennent les plus petits rôles mais est-il impossible à Liège aussi de confier les personnages même les plus épisodiques à des chanteurs capables d’articuler le français avec naturel ? Est-ce rendre service à Auber que de représenter ses œuvres dans ces conditions ?
@ Lorraine Wauters – Opéra Royal de Wallonie
Par chance, la musique, assez décevante au premier acte, prend peu à peu plus de substance. Manon reste longtemps une simple machine à roucoulades, apparemment dénuée de toute vie intérieure, et Des Grieux n’a guère l’occasion d’exister en tant que personnage, mais la partition s’étoffe fort heureusement, et se conclut par un long et beau duo lors de la mort de l’héroïne. Le chef Cyril Englebert semble, lui, avoir pris l’œuvre au sérieux et évite de la tirer vers l’opérette. Tandis que l’opéra contemporain lui ouvre ses portes – elle fut une exceptionnelle Madame Mao à Paris dans Nixon in China –, Sumi Jo persiste et signe dans son exploration du répertoire auquel la destine sa virtuosité : après Fra Diavolo du même Auber, qu’elle a chanté à Paris et à Liège, Manon Lescaut s’imposait sans doute, même si l’artiste n’a plus la transparence cristalline de ses aigus, ce que ne compense pas tout à fait l’entrain scénique dont elle fait preuve. Fidèle à sa politique de recrutement, l’Opéra royal de Wallonie continue à aller chercher ses ténors en Italie, mais les Des Grieux aubérien d’Enrico Casari est une bien meilleure pioche que le Des Grieux massenétien d’Alessandro Liberatore. Vu régulièrement dans de petits rôles à Strasbourg, Rouen ou Limoges, Enrico Casari trouve ici un rôle finalement assez peu exposé, où il peut faire valoir une fort jolie voix, malgré une articulation encore perfectible. Même remarque concernant l’accent de Denzil Delaere, jeune ténor flamand au timbre un peu pointu. En marquis d’Hérigny, le baryton néerlandais Wiard Witholt a le français aussi raide que sa démarche (accident survenu pendant les répétitions ou choix du metteur en scène ?), mais la voix est opulente, à défaut d’avoir toute la souplesse attendue dans les passages vocalisants. Qu’il est rafraîchissant d’entendre à leurs côtés la diction parfaite de Roger Joakim en Lescaut ! A chacun de ses interventions, on comprend comment pourrait, devrait sonner un opéra-comique français car, indépendamment des qualités vocales des uns et des autres, la composante théâtrale du genre devrait sinon passer au premier plan, du moins être à égalité avec la musique, ce dont on est hélas très loin, sauf avec le Renaud qui permet à Patrick Delcour de composer un personnage délicieusement abject. La Marguerite de Sabine Conzen est elle aussi une des rares à s’exprimer dans une français limpide, au contraire de la Bancelin de Laura Balidemaj.
Avis donc aux directeurs de théâtre, aux metteurs en scène et aux chanteurs : il y a encore du travail à faire pour nous restituer cette Manon d’Auber.