Il y a trois semaines, le 16 janvier (1893), nous étions à la création de l’opéra Werther de Massenet à l’Opéra Comique à Paris, nous voici cette semaine à celle de Manon Lescaut de Puccini à Turin.
Pour passer de l’une à l’autre, nous avons emprunté avec le train l’extraordinaire tunnel de Fréjus qui, avec sa trouée de treize kilomètres sous les Alpes, révolutionne les trajets entre la France et l’Italie.
A l’origine, c’est à Milan que nous aurions dû aller car la création de Manon Lescaut était initialement prévue à la Scala. (On y avait donné, il y quatre ans, avec un succès moyen, le précédent opéra de Puccini, Edgar). Mais comme dans huit jours doit y être créé le Falstaff de Verdi, deux créations ne pouvaient avoir lieu de manière si rapprochée en un même théâtre. Et, bien sûr, la préférence a été donnée à l’opéra de Verdi.
Annonce de la création de Manon Lescaut à Turin
Le Teatro Regio de Turin est avec ses 2500 places, ses 126 loges et son immense paradis l’une des salles les plus grandes d’Europe.
Manon Lescaut de Puccini est basée sur l’ Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut de l’abbé Prévost. Les librettistes Luigi Illica, Giuseppe Giacosa, et Marco Praga, sont partis d’une esquisse de Ruggero Leoncavallo et ont bénéficié d’interventions complémentaires de l’éditeur Giulio Ricordi et du compositeur lui-même. C’est dire si du monde s’est penché sur ce livret !
L’éditeur voulait se démarquer de l’opéra composé il y a neuf ans sur le même sujet par Massenet ainsi qu’il y a une quarantaine d’années par Esprit Auber. (Ce fut, sauf erreur de notre part, le premier ouvrage créé à l’Opéra Comique avec une fin tragique).
Chez Massenet, l’héroïne meurt avant son départ pour l’Amérique tandis que chez Puccini, elle rend son dernier soupir dans le désert américain, « sola, perduta, abandonnata ».
Chez Massenet, le personnage a quelque chose «d’ innocent ». Chez Puccini, c’est une fille perdue, éprise d’argent, dont le fort caractère s’affirme dès la romance du premier acte, « In quelle trine morbide » et dans l’air du II « Oh, sarò la più bella ! » Les passions sont exacerbées. Chez Puccini, le véritable héros est peut-être Des Grieux.
Nous avons entendu Puccini déclarer : « Massenet a vu ce sujet à travers la poudre et les menuets, moi à travers une passion désespérée »
La représentation a été triomphale. Nous avons rarement entendu un public aussi enthousiaste. De partout fusaient des bravos, des bravi ! Nous n’avons pas compté les rappels, il y en a eu peut-être trente ! Ah, quand on aime l’opéra, en Italie, on ne compte pas!
Les applaudissements ont explosé au moment de la romance de Des Grieux au 3e acte « No! pazzo son » et après l’air de Manon déjà cité : « Sola, perduta ».
Le costume de Manon lors de la création
Les chanteurs n’étaient pas connus, mais tous ont été admirables : la soprano turinoise Cesira Ferrani, 30 ans, le ténor Giuseppe Cremonini, le baryton Achille Moro, la basse Alessandro Polini. A cela s’ajoute l’art du magnifique décorateur Ugo Gheduzzi et l’habileté de ce vieux routier de la direction d’orchestre qu’est Alessandro Pomé. A la fin, l’éditeur Ricordi exultait : « On tient un nouveau Verdi ! »
Un copieux banquet a suivi. La joie débordait. Les verres aussi. Comme nous venions de Paris, nous nous attendions à être interrogés sur la récente création de Werther. Mais non, nous avons été harcelés de questions sur l’affaire qui secoue en ce moment la capitale française : le procès du scandale de Panama, avec l’arrestation du ministre Baïhaut et la condamnation à cinq ans de prison de nos illustres Français, Gustave Eiffel et Ferdinand de Lesseps ! Nous avons fait profil bas et essayé d’éluder le sujet. Nous avons simplement fait remarquer que Ferdinand de Lesseps était l’homme qui, par son creusement du canal de Suez, a suscité la composition d’ « Aïda » de Verdi. Mais ça n’a pas vraiment fait rire…
Puccini jeune