A l’été 2010, Annick Massis chantait à Rome sa toute première Manon. Depuis, personne n’avait apparemment songé à lui proposer de reprendre un rôle dont, à ce stade de sa carrière, elle détient pourtant toutes les clefs. Merci à l’Opéra royal de Wallonie d’avoir fait ce qui paraît une évidence : distribuer une de nos plus grandes artistes françaises dans un rôle majeur de notre répertoire. Annick Massis maîtrise désormais tous les aspects du personnage, tant la colorature, qui a toujours été une de ses spécialités, que les facettes plus dramatiques, acquisitions plus récentes dans son profil vocal. L’articulation est exemplaire, rendant le surtitrage superflu. On rêve de ce qu’elle pourrait faire dans d’autres opéras auxquels elle avoue aspirer, notamment Thaïs du même Massenet. Et l’on regrette d’autant plus qu’elle n’ait pas trouvé l’entourage idéal pour porter sa Manon jusqu’aux sommets auxquels elle peut prétendre. En effet, malgré son titre, le chef-d’œuvre de Massenet ne se résume pas à son héroïne : Des Grieux est un rôle essentiel, et le ténor italien Alessandro Liberatore n’est pas vraiment à la hauteur. Son français est extrêmement perfectible (« J’essuie seul », semble-t-il dire à Saint-Sulpice, ou plutôt « Jé souis sel »), le style est un peu débraillé, et le timbre devient nasal dès que la voix force, avec un résultat particulièrement éprouvant dans « Ah, fuyez, douce image » plus bramé que chanté. Autour d’eux, Pierre Doyen est un Lescaut exceptionnellement juvénile, ce qui rend le personnage moins antipathique qu’il ne l’est parfois. Brétigny lorsque cette production fut créée en 2012, Roger Joakim se voit promu comte des Grieux : la diction est soignée, mais le baryton est un peu léger, là où l’on attendrait une vraie basse. Pour le Guillot bling-bling de Papuna Tchuradze, il est sans doute heureux que l’on donne à Liège la version avec récitatifs chantés, établie par Massenet pour les représentations à l’étranger. Rien ne vient hélas aider Iouri Lel, aubergiste par trop exotique, ou Sandra Pastrana, Poussette peu intelligible, alors que ses deux acolytes sont, elles, parfaitement francophones. Pour ce trio, c’est peut-être la direction de Patrick Davin qui pêche en éloignant l’œuvre de l’opéra-comique, genre auquel se rattachent pourtant les ensembles du premier acte, devenus ici par trop pesants, pas assez primesautiers. La remarque vaut aussi pour le quatuor du deuxième tableau, où les voix se font à nouveau trop lourdes. Les chœurs sont très animés dans les scènes d’ensemble, mais peinent un peu à Saint-Sulpice, où le babil des dévotes est pris à un train de sénateur.
Alessandro Liberatore et Annick Massis © DR
Comme l’avait signalé en 2012 notre collègue Claude Jottrand, la mise en scène réglée par Stefano Mazzonis di Pralafera n’a rien de dérangeant, même si d’aucuns s’offusqueront peut-être de voir Des Grieux culbuter Manon sur l’autel de Saint-Sulpice. Le principe de la rétrospection est devenu une ficelle éprouvée des spectacles lyriques : la scène pendant laquelle Des Grieux et Lescaut soudoient les gardes pour rencontrer Manon sur la route du Havre est jouée pendant l’ouverture (où elle s’accorde singulièrement mal à la musique du Cours-la-Reine et au motif de « Manon, sphinx étonnant ») avant d’être rejouée à sa vraie place, au dernier tableau, et Manon revit sa vie comme on feuillette un livre, en l’occurrence un grand album pop-up pour enfants. On aimerait pouvoir dire que le livre s’ouvre seul aux pages souvent lues, mais il faut à chaque fois deux machinistes pour opérer les changements à vue dans un silence qui casse le rythme de la représentation. Les costumes dessinés par feu Frédéric Pineau – collaborateur régulier de Jean-Louis Pichon à Saint-Etienne, il nous a quittés en février 2013 – parcourent tout le XXe siècle : Javotte, Poussette et Rosette portent des robes évoquant les années 1910, mais les enfants arborent shorts et casquettes d’aujourd’hui. Les tenues sont blanches pour le chœur, pastel pour les différents personnages ; Manon porte d’un bout à l’autre du spectacle une longue robe noire, sur laquelle elle enfile manteau de pensionnaire ou grande pelisse de fourrure à la Cruella, et Annick Massis semble avoir un peu de mal à ne pas avaler des mèches de la longue tignasse blonde dont elle est affublée. L’acte du Cours-la-Reine est amputé d’à peu près tout son ballet, et « l’Opéra » se réduit à un grotesque défilé de figurants. Dans le même tableau, l’entrée des élégantes se borne à faire réapparaître Javotte, Poussette et Rossette dont on se demande un peu pourquoi elles suscitent soudain tant d’attention alors qu’elles sont présentes en scène depuis le lever du rideau. Il est surtout regrettable que les chanteurs semblent plus d’une fois livrés à eux-mêmes, plantés devant l’orchestre, bras déployés, sans que la mise en scène ne les aide à se faire acteurs. Les gros plans modifieront-ils cette impression ? On le saura quand le label Dynamic publiera le DVD réalisé grâce à la captation de cette représentation et de celle du mardi 21 octobre.