Dans la seconde distribution de Manon, Amina Edris a littéralement mis la salle de l’Opéra Bastille à ses genoux grâce à son incarnation superlative du rôle-titre, tant sur le plan vocal que théâtral. En effet, la soprano d’origine égyptienne possède une voix solide et bien projetée, un medium charnu et un grave parfaitement audible. Si elle n’a pas la même aisance dans le suraigu que Pretty Yende, elle n’en possède pas moins un contre-ré rond et puissant. Les couleurs ambrées de son timbre ne manquent pas d’attrait et, cerise sur le gâteau, son français est impeccable. Sa « Petite table » est émouvante à souhait et son entrée au cours-la-Reine « Suis-je gentille ainsi ? », à la fois joyeuse et effrontée capte d’emblée l’attention. Fine comédienne, Amina Edris se meut avec élégance sur le plateau et porte admirablement les luxueux costumes dessinés par Clémence Pernoud. A ses côté, Stephen Costello peine à trouver ses marques en début de représentation, au deux son « rêve » tombe à plat. Il faut dire que, contrairement à celle de sa partenaire, sa diction est souvent brouillonne, voire inintelligible. C’est à partir du tableau de Saint-Sulpice que son personnage prend corps. Son « Ah fuyez douce image » poignant et les nuances subtiles dont il parsème son chant dans le duo qui suit lui valent une belle ovation. Moins charismatique que celui de Benjamin Bernheim, son des Grieux semble dépassé par un destin sur lequel il n’a pas de prise. A cet égard, la scène où il cède devant Manon et son cousin qui l’incitent à tenter sa chance au jeu est éloquente. Enfin son désespoir dans la scène finale, incarné avec sobriété, lui a gagné les suffrages du public. Le ténor américain parviendra sans nul doute à peaufiner sa prestation au fil des représentations.
Comme l’a souligné Laurent Bury dans son compte-rendu de la première. Ludovic Tézier est un luxe dans le rôle de Lescaut dont il ne fait qu’une bouchée, le timbre est opulent, la voix large et le baryton multiplie les nuances à l’envi. Il est d’autant plus regrettable qu’on lui ait supprimé son couplet « C’est ici que celle que j’aime » au début du quatre et qu’il soit totalement absent de l’acte cinq, amputé de ses quatre premières scènes. Libéré du stress des soirs de première, Roberto Tagliavini campe un comte des Grieux doté d’une voix sonore et d’ un grave profond. Dans son air « Epouse quelque brave fille », joliment phrasé, transparaît un zeste de tendresse paternelle derrière la rigidité du personage. Son français est globalement irréprochable. Au trois sa réplique à Manon « Faut-il donc savoir tant de choses » est empreinte d’une délicate nostalgie tandis que son entrée dans l’hôtel de transylvanie à la fin du quatre impose d’emblée une présence autoritaire.
Rodolphe Briand et Pierre Doyen sont égaux à eux-mêmes, c’est-à-dire excellents tout comme les autres interprètes.
Soulignons les interventions en tout point remarquables du chœur et les belles sonorités de l’orchestre dirigé de main de maître par Dan Ettinger qui semble avoir mis de l’eau dans son vin car si sa battue est éminemment théâtrale, il ne couvre jamais les chanteurs mais déroule sous leur voix un tapis sonore fastueux tant dans les scènes intimistes que dans les grands ensembles.
La production, on le sait transpose l’action dans les Années folles, ce qui nous vaut de somptueux décors dans le style Art Déco signés Aurélie Maestre, que le public applaudit au début du deux, surpris devant tant d’opulence et de couleurs chatoyantes dont il avait perdu l’habitude depuis quelque temps. Cependant l’omniprésence d’un clone de Joséphine Baker qui semble servir de rabatteuse à Brétigny nous paraît tout à fait superflue, tout comme l’insertion de la chanson « C’est lui » pendant un changement de décor. Enfin on ne comprend toujours pas pour quelle raison Manon qui n’est en rien une espionne, finit fusillée telle Mata Hari. En revanche, l’idée de transformer le tableau du Cours-la-Reine en un bal masqué avec robes à paniers et perruques poudrées dans un salon richement décoré est astucieuse dans un tableau où la musique de ballet évoque le dix-huitième siècle, tout comme la reconversion de l’hôtel de Transylvanie en un lupanar dans lequel Manon en garçonne ambiguë côtoie des jeunes gens quelque peu dévêtus. Enfin la reconstitution de l’intérieur de la chapelle des Anges dans l’église Saint-Sulpice avec ses deux tableaux de Delacroix constitue une réussite impressionnante.