A l’occasion de la rediffusion en streaming de Mario de Buenos Aires (visible jusqu’au 14 novembre 2020), nous vous proposons de retrouver ci-après le compte rendu de la représentation du 02 janvier 2020. Il s’agissait de la reprise rennaise de la nouvelle production de Strasbourg .
Avec son programme « Diva du Monde », l’Opéra de Rennes sensibilise depuis des années son public à d’autres lyrismes, d’autre vocalités. Une nouvelle étape se trouve brillamment franchie aujourd’hui avec l’opéra-tango d’Astor Piazzolla, Maria de Buenos Aires.
Le ballet de l’Opéra du Rhin s’est entouré d’artistes argentins, installés en France pour la plupart, afin de retracer le destin de Maria, ouvrière, chanteuse, prostituée et ombre errante de la capitale argentine.
Bruno Bouché, directeur artistique, a confié la chorégraphie à Matias Tripodi, spécialiste du tango marqué par son passage chez Pina Bausch et par l’influence d’Anne Teresa de Keersmaeker. L’artiste a choisi de creuser la voie ouverte par Piazzolla en débarrassant son ballet des clichés du tango, n’en conservant que quelques échos, transposant les mouvements traditionnels du bas du corps dans les bras… Il compose une partition qui ne se revendique aucunement révolutionnaire mais se révèle remarquablement prenante et sensible. Les corps se cherchent, s’effleurent, s’unissent pour mieux se déprendre. Les danseurs s’approprient merveilleusement ce vocabulaire, ne cédant jamais à l’outrance, imposant leur présence dense et puissante jusque dans de très beaux passages silencieux.
Les costumes de Xavier Ronze tout en fluide sobriété comme les délicates lumières de Romain de Lagarde, subliment les corps contribuant grandement à la poésie de l’ensemble tandis que la scénographie souligne ce parti pris tout en épure avec le même raffinement. Sur le plateau blanc se détachent les chaises, clin d’œil peut-être à Rosas de Anne Teresa de Keersmaeker ; des feuilles noires envahissent peu à peu l’espace comme un texte rendu illisible car contaminé par la mort omniprésente.
©Agathe Poupeney
Des projections photographiques évoquent le ballet Rendez-Vous de Roland Petit et son inexorable destin avec cette particularité que toutes les perspectives sont de guingois voire renversées dans un monde qui a perdu le nord.
D’ailleurs, l’histoire de Maria n’est que prétexte à une évocation plus large. La jeune femme est une figure allégorique ; elle est métonymie du tango qui disparait avant de renaitre de ses cendres, de la ville Buenos Aires, voire du peuple argentin tout entier dans ses humiliations et ses révoltes. Aussi la chorégraphie s’attache-t’elle assez peu à la stricte narration, comme l’y invite d’ailleurs le très beau texte, puissamment poétique du poète Horacio Ferrer qui file de complexes métaphores, faisant même de Maria l’incarnation de la Vierge.
Maria elle-même est interprétée à la fois par une sublime danseuse qui contemple l’agitation du monde avant d’en être la victime expiatoire, par deux danseuses en noir et blanc, comme les deux faces d’un même affect, par le corps de ballet tout entier qui décline tous les possibles émotionnels ou surtout par l’intense chanteuse Ana Karina Rossi. Cette dernière a travaillé avec Piazzolla comme avec Ferrer. De formation lyrique, elle utilise ici principalement la voix de poitrine et si la sonorisation est parfois indispensable pour la soutenir, habitée par le rôle, elle en offre une interprétation sensuelle et déchirante, à la palette émotionnelle tout à fait remarquable.
Stefan Sbonnik lui donne la réplique dans un registre plus classiquement lyrique. Le ténor allemand, membre de l’Opéra Studio de l’Opéra du Rhin, profite d’un timbre charnu, jamais forcé, aux graves bien campés, aux aigus projetés et couverts. Sa présence prenante, retenue est au diapason de celle d’Alejandro Guyot, formidable récitant tout au long du spectacle, dont il faut louer l’intelligence et la sincérité dans la narration. L’artiste est également chanteur et c’est au cours de la milonga qui suit que l’on apprécie pleinement la richesse de son timbre.
Elégance, intensité, art de l’épure… autant de qualités partagées par tous les interprètes du plateau et que l’on retrouve dans la fosse. Le bandonéon de Carmela Delgado installe un univers captivant tandis que le quintette à cordes s’enrichit d’une flûte, d’un piano et de percussions. L’envoûtement opère dès l’ouverture, tant l’instrumentatrium est utilisé avec sensualité. Les musiciens de l’Orchestre Symphonique de Bretagne suivent avec une jubilation manifeste la direction subtile de Nicolas Agullo toute en contrastes colorés. Le chef argentin, formé également en France, travaille depuis 5 ans au sein de la Cité de la musique. Après la représentation, il troque sa baguette pour une guitare, les chanteurs retrouvent les feux de la rampe et tous invitent le public à danser le tango dans un moment délicieux de simplicité et de générosité. Un réveillon à Buenos Aires… Quel privilège ! Pour juger sur pièce, rendez-vous sur Arte Concert.