Quel meilleur opéra le soir d’Halloween – fête irlandaise s’il en est – que Maria de Rudenz, melodramma tragico aujourd’hui oublié de Donizetti dont l’héroïne, en deux coups de théâtre dignes des plus mauvais films d’horreur, renaît deux fois des morts avant enfin de mourir pour de bon ? Chargé par le Wexford Festival Opera de mettre en scène ce drame improbable, Fabio Ceresa opte – inconsciemment ou non – pour une approche gothique avec des costumes et maquillages empruntés à un bal de vampires excentriques. Comme souvent l’idée de départ – ici des marionnettes chargées de doubler les personnages – corsète l’approche jusqu’à étrangler une intrigue déjà asphyxiée par de multiples invraisemblances. Dans une logique malheureusement assumée, le décor consiste en une maison de poupées labyrinthique aux cases étroites dont l’intérieur pivotant est actionné par des choristes et figurants grimés en sorcière. Terrifiant, sclérosant mais somme toute pas dérangeant compte tenu de la faiblesse du livret, qui n’a pas été sans influer sur la postérité de l’opéra. Créée à Venise sans succès en 1840, Maria de Rudenz fut reprise sporadiquement en Italie jusqu’en 1870 puis disparut de l’affiche pour ne réapparaître qu’un siècle après, à la faveur d’une Donizetti Renaissance dont elle ne constitue définitivement pas le fleuron.
La partition comprend pourtant certains numéros inspirés, le plus appréciable d’entre eux étant l’air final de Maria, « Al misfatto énorme e rio », agonie sublime posée sur le fil de la voix comme seul le belcanto romantique sait en dispenser. Autre point remarquable – n’en déplaise à George Bernard Shaw* –, ce sont la soprano (Maria) et le ténor (Enrico) qui font tout pour empêcher le baryton (le fourbe Corrado), de coucher avec l’autre soprano (la très secondaire Matilde). Verdi n’est pas loin lorsque ce dernier est comme ici interprété par une voix longue et héroïque, d’une fierté non dépourvue d’arrogance. Giorgio Ronconi, le créateur de Corrado, ne fut-il pas aussi celui de Nabucco deux ans plus tard à Milan ? Jeune chanteur originaire du Corée du Sud, Joo Won Kang porte en un chant lié, expressif et puissant les promesses du Luna (Il trovatore) qu’il sera sûrement un jour. En attendant, son agenda annonce Germont (La traviata). L’avenir semble – bien – tracé.
© Clive Barda/ArenaPAL
De Caroline Ungher, cantatrice hongroise pour laquelle fut écrit le rôle de Maria, Gioachino Rossini, jamais à court de formules, disait qu’elle avait « l’ardeur du sud, l’énergie du nord, des poumons d’airain, une voix d’argent et un talent d’or ». Avalanche de métaphores ne sauraient pareillement nuire à Gilda Fiume, chanteuse italienne qui se glisse dans une partition truffée de difficultés avec une aisance admirable. Non pas soprano légère montée en épingle comme on rencontre trop souvent dans ce répertoire mais authentique lirico d’agilità au médium épanoui, virtuose, capable de varier les reprises autant que les couleurs et de canaliser son émission pour dessiner à sa guise le trait fin ou épais. Du style, du tempérament – suffisamment du moins pour affronter bravement les numéros les plus furieux (finale du premier acte et duo avec Corrado) , de l’audace dans l’aigu qu’elle n’hésite pas à aller chercher haut. Seul le trille pourrait être affirmé davantage dans un air d’entrée particulièrement adapté à ce type d’ornementation. Pourquoi une chanteuse douée de telles qualités dans un répertoire où les vraies titulaires ne courent pas les rues n’est-elle pas davantage sollicitée en dehors d’Italie. Patience ?
Le ténor, on l’a dit, n’est pas favorisé par la partition et Jesus Garcia semble effectivement contraint par le peu de latitudes expressives que lui laisse ce rôle d’amant délaissé, insuffisamment amoureux pour mettre en valeur la beauté d’une voix à l’émission naturellement haute, insuffisamment courageux pour rivaliser de vaillance – si tant est que le chanteur en soit capable face à un rival aussi musclé – brave cependant d’une de ces bravoures obstinées qui nous vaut à la fin du duo avec Corrado un suraigu malheureusement écrasé par le fracas du chœur et de l’orchestre. Les autres seconds rôles – Michele Patti (Rambaldo), Sophie Gordeladze (Matilde) et Richard Shaffrey (Cancelliere) – ont été choisis à la dimension de leurs interventions. À la tête d’un chœur – encore une fois admirable – et d’un orchestre moins assuré – les cuivres ! – Andrew Greenwood entre dans le drame avec précaution avant de gagner en assurance dans la deuxième partie, par la poésie d’un prélude inhabituellement développé, jusqu’à l’aria conclusive où le bras rejoint la voix, dans un de ces gestes marquants qui nous font courir le monde à la recherche assoiffée d’émotions lyriques.
* D’après George Bernard Shaw (1856-1950), critique musical, dramaturge, essayiste, auteur de pièces de théâtre et scénariste irlandais, « un opéra, c’est une histoire où un baryton fait tout pour empêcher un ténor de coucher avec une soprano »