Depuis sa création, le Festival de Peralada a toujours, dans sa programmation, accordé une large part à la musique vocale. Le choix de Nabucco pour célébrer son 25e anniversaire ne relève donc pas du hasard, mais le parti-pris d’une version de concert en de telles circonstances donne à cet opéra biblique une tournure inattendue. Débarrassé des oripeaux de la scène, privé de geste dramatique, le premier chef d’œuvre de Giuseppe Verdi se transforme en une succession de numéros comme autant d’occasions pour les protagonistes – chanteurs, chœur et orchestre – de faire leur show. Et, bien plus que le récit sauvage de l’oppression des Hébreux, c’est une soirée de gala qui nous est proposée, avec son inévitable et fastidieuse enfilade d’entrées et de sorties.
Dans ces conditions, faut-il reprocher à Nello Santi de ne pouvoir insuffler à l’ouvrage cet élan narrratif indispensable à toute représentation d’opéra. On a surtout l’impression que le chef d’orchestre peine à modeler le son d’un orchestre du Grand Théâtre du Liceu plus ronflant qu’inspiré. Le chœur, autre élément essentiel de l’œuvre (c’est la première fois dans l’histoire de l’opéra italien qu’il occupe une telle place) se repait davantage de volumes que de nuances et il faut, au final, beaucoup d’imagination pour percevoir derrière cet assaut de décibels la tragédie d’un peuple opprimé.
Tout comme il faut une bonne dose d’indulgence pour discerner dans l’interprétation désordonné de Ferruccio Furlanetto la grandeur du prophète Zaccaria. La basse italienne, mise à rude épreuve par une partition implacable, a du mal à dompter un instrument sollicité au-delà de ses capacités actuelles. Juan Pons en Nabucco se trouve confronté au même problème. Sa voix aujourd’hui ne répond plus aux exigences du rôle. Sauf qu’à défaut du roi et du guerrier, le baryton sait user de ses faiblesses pour dessiner l’homme et le père. Et il y a de véritables instants d’émotion quand se reflète dans ce chant émoussé le portrait du souverain déchu. Nino Surguladze en Fenena et Teodor Ilincai en Ismaele poussent la note à tue-tête mais à leur décharge, Verdi a réservé à ces deux personnages une place secondaire. Pourquoi alors s’embarrasser de subtilité ?
Bref, la soirée aurait été dispensable si l’Abigaille de Maria Guleghina n’était venue bousculer la donne. Il suffit que la soprano paraisse, outrageusement gansée dans une robe écarlate, pour que le théâtre reprenne ses droits. Il y aurait pourtant à redire à ce chant dont la violence au premier abord surprend. La vocalisation est souvent imprécise et les passages les plus périlleux de la partition habilement escamotés. L’aigu n’est pas toujours au rendez-vous mais quand il touche juste, il gifle. Le grave ne fait pas dans la dentelle non plus. Pour le reste, dans un rôle réputé inchantable, combien aujourd’hui sont capables d’une telle véhémence et comment résister à la folie barbare d’une telle Abigaille, écartelée entre les deux extrêmes de la portée, qui s’offre le luxe d’orner la reprise de sa cabalette. Plus surprenants encore par contraste, nous ont semblé ces moments où la voix s’allège pour laisser entrevoir derrière le rideau de flamme les blessures de l’âme : « Anch’io dischiuso » et « Su me… morente… » comme suspendus dans l’air chaud de la nuit catalane. Instants magiques que les craquètements d’une cigogne sur un arbre voisin achèvent d’enchanter, où l’on contemple subjugué la furie devenir déesse et la soprano diva.