Au XIXe siècle, le théâtre de Bastia ouvrait sa saison par un ouvrage lyrique. L’Ensemble Instrumental de Corse a la bonne idée de renouer avec cette tradition dans une île où le chant fait partie des mœurs.
Cet orchestre non permanent est le seul en son genre sur l’île de Beauté et sa production lyrique annuelle lui tient fort à cœur. Quel travail titanesque que de monter un opéra pour seulement deux représentations ! D’autant plus que les œuvres choisies ne sont pas des plus légères : Après Cosi fan Tutte et Don Giovanni ce sont les Nozze di Figaro qui nous sont proposées, bouclant ainsi la trilogie Mozart-Da Ponte.
L’affiche toute rose annonce drôlement la couleur : « la ville de Bastia et l’Ensemble Instrumental de Corse vous font part du mariage de Figaro et Suzanne ». Un petit cœur ponctue l’ensemble. Ce faire-part sympathique est au diapason de la soirée. Jean -Daniel Senesi, le metteur en scène, entend rester dans une veine légère et comique pour narrer cette folle journée. Sa direction d’acteur est précise, le rythme soutenu comme il se doit et quelques idées toutes simples réjouissent le public qui rit de bon cœur :
Trois arches figurent de grandes portes qui délimitent l’espace imaginaire de chaque pièce, pour peu on se croirait chez Lars van Trier ! Mais point de Dogme ici, plutôt un humour assez potache de portes – invisibles – que l’on ferme d’un « cric-crac » énoncé par chaque protagoniste selon son caractère ; rageur pour le Comte jaloux, mutin pour Suzanne qui prend la place de Chérubin… Ce dispositif économe a également l’avantage de rendre les murs transparents et de faire profiter le public, par exemple, des angoisses de Chérubin ou Suzanne dissimulés dans le cabinet de toilette.
Ces émois justement sont fort expressifs, car les chanteurs semblent tout droit sortie de la comédie italienne. La Suzanne de Julia Knecht vibre d’impertinence et sa voix corsée fait merveille d’un bout à l’autre de la partition. Elle traverse le plateau en tout sens, nez au vent, avec un panache qui n’empêche pas un joli sens des nuances et du phrasé. Sa projection est percutante sans que le timbre ne soit en rien métallique, son charisme vocal et scénique épatant.
Face à elle, son promis n’est pas en reste et Ronan Debois campe un Figaro de grand style. La voix est profonde et bien posée, le timbre rond et chaud, le phrasé long et suave. Le couple Suzanne-Figaro se révèle donc indéniablement, comme l’annonçait l’affiche, le pivot de la soirée.
La Comtesse et le Comte tiennent fort bien leur partie mais de petits accrochages vocaux arrêtent parfois l’oreille. Till Mantero a une belle prestance et une voix aux graves sensuels, mais parfois le souffle est court, le larynx haut et les aigus en pâtissent. Il compense ces défauts par un entregent scénique très convainquant, une virilité sombre qui adhère au mieux au personnage. Son « Vedro mentre respiro » est à ce titre particulièrement réussi. Aurélia Legay offre une Comtesse pétrie de dignité, au souffle long mais casse certains aigus en cherchant des nuances trop audacieuses. Son « Porgi Amor » mériterait plus de fragilité et c’est dans les duos avec Suzanne que la magie saisit véritablement le spectateur.
Le Chérubin de Laure André déploie quant à lui la fougue désordonnée propre au rôle avec beaucoup de conviction, mais se trouve handicapé par une voix trop nasale. Mention spéciale en revanche pour deux jeunes recrues du CNSM : Julia Jérosme avec une Barberine fraiche, piquante à souhait et surtout Enguerrand de Hys qui incarne un Basilio plein d’onction, musicalement impeccable.
Au clavecin, Yann Molénat fait montre d’une créativité rare. Ses clins d’oeil nous promènent dans le répertoire mozartien avec des citations de concertos célèbres. Il souligne les émotions des personnages par un phrasé très engagé dont la délicieuse ironie fait mouche. « Tourments, caprices, folies » sont superbement servis par l’Ensemble Instrumental de Corse dont les vents enthousiasment de nuance et de rayonnement. Quelques décalages entre la fosse et le plateau viennent nous rappeler combien la musique vivante est un art fragile, mais dans l’ensemble la soirée bastiaise tient ses promesses. « Corriam tutti a festeggiar », la saison est lancée !