Martinů est peu connu en dehors de la Tchéquie, c’est une triste réalité mais c’est comme ça ! Peut-être un jour connaitra-t-il comme Janáček une sorte de résurrection, ce serait bien souhaitable.
Dès lors, la programmation au Festival de Salzbourg d’Une Passion grecque fait figure d’audace qu’on se doit de souligner.
En cherchant un peu, on trouve tout de même sur la toile plusieurs enregistrements de l’œuvre et des productions pas trop anciennes, qui montrent l’estime dans laquelle les programmateurs tiennent le corpus de Martinů. Ceux qui veulent en savoir plus sur l’œuvre et sa genèse reliront avec fruit le très bel article qu’y a consacré par notre collègue Nicolas Derny lorsqu’il critiquait dans ces colonnes mêmes l’enregistrement paru en 2010 chez Supraphon, dirigé par Libor Pešek. On trouve aussi sur YouTube, accessible à tous, une retransmission de la production de Bregenz en 1999, dans une mise en scène ambitieuse et non dénuée de moyens, avec le Wiener Symphoniker sous la direction de Ulf Shirmer, et une autre dirigée par Sir Charles Mackerras, avec l’Orchestre Philharmonique Tchèque, plus ancienne (1990). Il existe aussi un enregistrement de l’orchestre Philharmonique de Graz, dirigé par Dirk Kaftan paru chez Oehms.
Dans le monde francophone, néanmoins, l’œuvre est rare à la scène, très rare.
Qui n’a jamais assisté à une soirée de première à Salzbourg, le jour où les places sont (encore plus) chères, sera sans doute étonné du public qu’on y trouve, de la mondanité des échanges ou de l’âge des participants. On y vient en limousine de fabrication allemande, déposé par une noria de grosses cylindrées à moteurs thermiques circulant sur la Herbert von Karajan Platz, on y vient embijoutée, liftée, botoxée, siliconée ou perchée sur des escarpins à semelle rouge, on y vient pétri de certitudes, satisfait d’être qui on est, et on explique bien haut à son voisin, dans toutes les langues, ce qu’on sait qu’il faut penser et qu’on a lu dans la presse avant de venir. Pris au second degré c’est assez divertissant, le spectacle est aussi dans la salle, mais considérablement décalé par rapport au drame qui va suivre.
L’intrigue est simple à résumer : alors que le patriarche d’un village distribue les rôles que ses paroissiens incarneront dans la représentation de la Passion lors de la prochaine fête de Pâques, arrive un groupe de réfugiés grecs en détresse qui demande asile. On leur accorde une terre sur la montagne. Transcendés par les rôles qu’on leur a attribués, certains paroissiens se sentent investis d’une mission envers ces réfugiés, alors que les autres tentent de les spolier ou les rejettent. La tension monte au sein du village et le patriarche en vient à excommunier Manolios qui devait jouer Jésus et quelques apôtres avec lui. L’affaire se termine dans le sang, Manolios assassiné par Panaïs qui avait été pressenti pour le rôle de Judas. Parallèlement, une intrigue de nature sentimentale avait désuni le couple formé par Manolios et Lenio, qui choisit de s’unir finalement à Nikolio, tandis que la jeune veuve Katarina s’investit avec une passion très physique dans le rôle de Marie-Madeleine.
La mise en scène signée Simon Stone utilise avec profit l’énorme masse des chœurs (celui des paroissiens, celui des migrants plus un chœur d’enfants, soit largement plus d’une centaine d’intervenants) dont il fera l’essentiel du décor de la pièce. Un fatras d’accessoires emmenés par les réfugiés, quelques spectaculaires dispositifs surgis du sol ou des cintres (cette salle n’offre quasi pas de coulisses) suffiront à situer l’espace, accentuant par là le caractère universel du drame qui se joue. Bien sûr, on songe à l’actualité des masses de migrants qui embarrassent toute l’Europe, même si à mon sens le thème central de la pièce tourne plutôt autour du poids de l’assignation des rôles, de l’incarnation quasi involontaire, par les villageois, des emplois qui leur ont été attribués et qu’ils vont endosser malgré eux comme un destin inéluctable. Cette emprise du religieux sur la vie quotidienne des villageois, symbolisée par une énorme croix lumineuse, et le drame auquel elle va conduire toute la communauté, si elle forme un sujet certes moins dans l’air du temps, est au moins autant au cœur de l’œuvre, qui peut aussi être vue comme une sorte d’oratorio porté à la scène, finissant par un Kyrie et un Amen.
Fidèle au texte, explicative – ce qui est plutôt une qualité lorsque la pièce est peu familière du public – cette mise en scène comporte aussi son lot de moments spectaculaires, parfois inattendus : l’apparition d’un Christ gonflable dégingandé surgi du sol, une douche tombant des cintres, l’utilisation de la galerie supérieure du manège salzbourgeois pour figurer le territoire accordé aux réfugiés, le recours aux animaux vivants (un petit âne adorable, un mouton et une chèvre) tout cela fait sens ; c’est un travail de mise en scène très honnête et inspiré, en adéquation avec la musique de Martinů.
La qualité du plateau est excellente et très homogène, dominée par les performances de Sebastien Kohlepp en Manolios et Sara Jakubiak en Kateřina. L’un et l’autre semblent transcendés par leur rôle et livrent des performances d’une qualité exceptionnelle : lui, magnifique voix de ténor héroïque, en imposant par l’intensité dramatique, et elle par l’engagement scénique et la beauté vocale. On notera aussi la très grande qualité de l’autre soprano de la distribution, Christina Gansch en Lenio, voix tout aussi agréable, révélant de vrais moments d’émotion. Autour d’eux, chacun trouve aisément sa place, l’étagement et la caractérisation des voix est parfaitement établi. Janakos le marchand repenti (Charles Workman, belle voix claire et puissante) vous arracherait des larmes, tant Julian Hubbard en Panaïs, le Judas révolté, que Nikolio, le ténor Aljoscha Lennert, jeune berger un peu niais, ou Matthäus Schmidlechner (Michelis), Matteo Ivan Rašic (Andonis) et Alejandro Baliñas Vieites (Kostandis) – les autres apôtres – sont parfaitement distribués.
Petite déception du coté de Gabor Betz en prêtre Grigoris, un rien moins impressionnant qu’il eut fallu, alors que son rival Fotis, le prêtre des migrants, chanté par Łuckasz Goliński met énormément de conviction dans la défense de son rôle.
Très émouvante également, mais dans un rôle secondaire, la vieille femme chantée par la néerlandaise Helena Rasker fait forte impression, tant par son timbre magnifique de contralto au vibrato parfaitement mesuré que par la justesse de son intervention. A Scott Wilde est dévolu un rôle symboliquement important et qu’il porte avec beaucoup de dignité : celui d’un vieillard issu de la communauté des migrants qui s’en va mourir volontairement dans les fondations du village nouveau que les siens tentent de construire. Enfin, au pire larron de la bande, Ladas, interprété par Robert Dölle, le metteur en scène prête un accent américain à couper au couteau et des airs de Donald Trump du plus grand effet comique.
Il me semblait, pendant les trois quarts du spectacle, que les Wiener Philharmoniker, dirigé avec rigueur et précision par le jeune chef français Maxime Pascal – valeur montante de la scène internationale – jouait trop fort et sans trop de couleurs une partition instrumentale assez chargée. Mais c’était sans doute pour ménager un effet de contraste et de recueillement lors de la scène finale, sorte de vaste prière incantatoire qu’il réussit de façon très spectaculaire.