Après Cendrillon à l’automne 2023, Don Quichotte est le second opéra de Massenet que l’OnP propose cette saison, un choix judicieux qui évite de réduire le musicien à ses deux ouvrages les plus fameux, Manon et Werther. Souhaitons que d’autres partitions du compositeur stéphanois suivront bientôt. Don Quichotte n’avait plus été joué sur la scène de l’Opéra Bastille depuis les représentations de 2002 où José van Dam chantait le rôle-titre dans une réalisation de Gilbert Deflo. Cette fois, le choix s’est porté sur Damiano Michieletto, l’un des metteurs en scène les plus demandés aujourd’hui qui, pour sa quatrième collaboration avec l’OnP en dix ans, signe une production pleinement aboutie en appliquant à l’ouvrage un traitement que l’on pourrait qualifier de radical. Plus de Fiera ni de places publiques, plus de sierra entourée de montagnes non plus, plus de patio de Dulcinée où l’on festoie, en un mot, plus d’Espagne. Celle-ci n’est suggérée que par un groupe des danseurs et de danseuses, vêtus de costumes traditionnels entièrement noirs qui, tels des ombres, viennent tournoyer autour de Don Quichotte en lieu et place des moulins, car dans cette conception, le chevalier à la longue figure, vieilli et malade, revit chez lui les événements les plus marquants de son existence, sous l’œil bienveillant de Sancho. Le rideau se lève sur une immense salle de séjour aux murs vert pâle. Au centre, un canapé et deux fauteuils verdâtres entourent une table basse blanche, à gauche une bibliothèque blanche remplie de livres et à droite un buffet, blanc également. Don Quichotte apparaît, entouré de Pedro, Garcias, Rodriguez et Juan, qui sont sortis du buffet ou de dessous le tapis comme des fantômes du passé bientôt rejoints par la foule qui surgit derrière le mur du fond, amovible. Des chevaux de manèges descendus des cintres et les vidéos discrètes et pertinentes de Roland Horvarth contribuent à matérialiser les hallucinations du vieux chevalier. La totalité de l’action se déroule dans cet intérieur confiné et froid où réside Don Quichotte avec Sancho Pança, tout à tour homme à tout faire, cuisinier ou infirmier. Les décors de Paolo Fantin, sont élégants et raffinés, les costumes bigarrés des personnages qui constituent la foule tranchent avec ceux de Don Quichotte et Sancho aux teintes plus sobres, Au quatrième acte, Dulcinée porte une robe décolletée de couleur vive. La direction d’acteurs d’une grande précision capte durablement l’attention et permet d’entrer progressivement dans l’univers imaginé par le metteur en scène vénitien, largement ovationné au rideau final en dépit de quelques huées éparses rapidement couvertes par les applaudissements.
Pas de huées en revanche pour la distribution, acclamée sans réserve par le public. Emy Gazeilles, Marine Chagnon et Nicholas Jones, tous trois membres de la troupe de l’OnP, forment avec Samy Camps un quatuor vocal harmonieux et se révèlent excellents comédiens. Bien connu du public parisien, Etienne Dupuis possède une voix homogène et bien timbrée, une diction impeccable et une belle ligne de chant nuancée. Il campe un Sancho sensible et attentionné qui gagne en émotion tout au long de la soirée jusqu’au dernier acte où son « Ô mon maître, ô mon grand » a mis la larme à l’œil de bien des spectateurs. Gaëlle Arquez ajoute un nouveau rôle, et non des moindres, à la dizaine de ceux qu’elle a déjà chantés sur notre première scène nationale. La Belle Dulcinée est un personnage moins extraverti que Carmen, qu’elle interprétait en 2022. Elle en fait une séductrice frivole en apparence mais non dépourvue de lucidité comme en témoignent ces vers chantés avec nostalgie « Lorsque le temps d’amour a fui que reste-t-il de nos bonheurs ? », ni de compassion envers Don Quichotte. Avec son timbre fruité et son adéquation au style de cette musique elle emporte amplement l’adhésion. Christian Van Horn qui a déjà incarné avec bonheur Méphisto dans Faust et les quatre méchants des Contes d’Hoffmann ajoute un nouvel ouvrage français à son répertoire in loco. C’est avec conviction qu’il s’empare du Chevalier à la longue figure à qui il prête son timbre rocailleux bien adapté à son personnage. On aura noté de réels progrès dans la diction de notre langue et l’on espère qu’au fil des représentations son incarnation, certes touchante, gagnera encore en émotion. Les Chœurs préparés par Ching-Lien Wu sont comme à l’accoutumée irréprochables.
Au pupitre, Patrick Fournillier fait des merveilles. Sa direction nerveuse, chatoyante et précise ainsi que sa parfaite maîtrise du style de cette musique lui ont valu au rideau final une salve d’applaudissements nourris.