Commençons par sourire : « …Membre obéissant d’un vrai monastère, Athanaël n’aurait point faibli (…) l’aventure de Thaïs et du moine Athanaël est parfaitement inconvenante à l’opéra, dans un accompagnement de paroles et de pensées lubriques, parmi des danses indécentes et des festins orgiaques (…) Massenet aurait dû laisser tranquilles la tentation, la perdition, le pêché, le remords, la grâce, le salut… il aurait dû ne s’occuper ni des prêtres, ni des moines ». Ainsi s’exprimait l’abbé Bethléem, censeur de l’opéra, il y aura bientôt un siècle. Tout à fait dissemblable de celui de Werther, sinon par la maîtrise dramatique et le génie musical, le sujet de Thaïs a pu paraître scabreux aux soutanes d’alors (1).
Anatole France a emprunté son héroïne à Plutarque (Livre LII) : Thaïs fut une hétaïre célèbre, maîtresse d’Alexandre le Grand et de Ptolémée Ier. L’ardeur amoureuse de l’écrivain pour madame Caillavet, doublée d’une inquiétude intellectuelle voltairienne, avaient valu le feuilleton. Louis Gallet et Massenet, focalisant l’attention sur la personnalité de Thaïs, couronneront le « petit roman » pour en devenir la meilleure illustration. Athanaël s’est retiré au désert, entouré de ses disciples. Il est parti convertir Alexandrie la décadente, dont il fustige les turpitudes. Il décide de « sauver » la courtisane Thaïs, mais va se perdre lui-même. De l’amour charnel et de la foi, le dénouement permute les mobiles de la courtisane et de l’ermite. Si Athanaël est parvenu à convertir Thaïs, il prend conscience que son amour est mû par le désir : alors que l’hétaïre meurt en sainte, le cénobite renie sa foi et désespère de son propre salut.
Massenet, passionné par son sujet, avait été distrait de la composition par Méhul, dont il inaugurait, à Givet, la statue qu’offrait l’Académie des Beaux-Arts (2), en s’inscrivant dans sa lointaine descendance. La célèbre courtisane connut 689 représentations à Garnier jusqu’en 1956, pour n’y plus réapparaître que de façon épisodique, les scènes internationales et régionales se montrant moins oublieuses (3). La version de concert proposée ce soir nous évite les lectures transposées, parfois déplorables, comme les reconstitutions empesées (4). Mais, a contrario, la privation de tous les éléments visuels participant à la vérité dramatique (les visions et songes …) constitue un handicap à sa compréhension, d’autant que les costumes, inchangés, ne permettent pas de distinguer Mirtale d’Albine (5).
Les prises de rôle se traduisent fréquemment par un engagement exemplaire des artistes. Ce soir, en dehors des personnages d’Athanaël et de Sabine, tous les chanteurs abordent l’ouvrage pour la première fois, avec la générosité attendue. Thaïs est évidemment au centre de l’œuvre. Avec Athanaël, ce sont les rôles principaux, les plus lourds et les plus riches. Le personnage a de quoi fasciner. On se souvient de sa Manon à l’Opéra-Bastille, la jeune et brillante Amina Edris (6) construit une belle carrière où Massenet occupe une place de choix puisqu’elle a ajouté Ariane, et maintenant Thaïs, au nombre ses incarnations.
Entre l’émission corsée, gourmande et colorée du début et celle, fraîche, pure, fervente, extatique de la fin, la progression psychologique est peinte avec des moyens hors du commun. On ne sait qu’admirer le plus, de cette incarnation habitée, et de ses incroyables qualités techniques, nuances et longueur de voix, aisance d’aigus filés jusqu’au contre-ré, pianissimo, conduite et soutien de la ligne, puissance et légèreté… Dès son « C’est Thaïs, l’idole fragile », lorsqu’elle apparaît, de rouge vêtue, le chant caressant, sensuel voire capiteux, en dit tout autant que ses paroles sur sa nature, toujours élégante. « Qui te fait si sévère ? », le récitatif le plus souple, mêlé d’arioso, au balancement séduisant, est juste. Sa lassitude, ses interrogations du monologue du miroir, qui ouvre le II, ont une force d’émotion peu commune, servie par un orchestre superlatif, languide. Son dialogue avec Athanaël, où chacun invoque sa divinité, « Ah ! pitié, ne me fais pas de mal » est un moment fort. On pourrait énumérer chacune de ses interventions jusqu’à sa disparition exaltée et douce. Une très grande voix, à suivre.
Josef Wagner, le baryton autrichien, s’est progressivement centré sur le répertoire germanique (Wagner et Strauss). A Vienne, il a déjà chanté Athanaël, ce rôle éprouvant par ses exigences et sa lourdeur. Pour autant, on demeure en-deçà des attentes : où est le farouche illuminé, passionné, violent, orgueilleux dominateur ou nostalgique ? Le caractère excessif de l’ermite enflammé est estompé. Si la qualité de la diction est au rendez-vous, la puissance, la projection, les couleurs nous laissent sur notre faim. De sa première intervention, on retient l’orchestre et ses intermèdes. « Voilà donc la terrible cité », seul véritable « air » de l’ouvrage, où l’ermite exprime sa nostalgie comme son dégoût, paraît superficiel ou artificiel, limité, trop sage. Si les songes, les visions font naturellement partie de son univers, on peine à y croire. Cependant la belle déclamation, puis la colère jalouse du second tableau du II (avant l’épisode de la statuette d’Eros) est bien conduite, comme son ultime vision (« Thaïs va mourir »), hallucinée. Un Athanaël consciencieux…
Le rôle de Nicias, bien que réduit, apporte la note masculine joyeuse, hédoniste, insouciante (« Certes je la connais… »). Matthew Cairns, jeune ténor canadien, à l’émission claire, toujours intelligible, lui donne une vérité crédible. Jouisseur, joueur, le parfait hédoniste, l’ami fidèle et l’amant généreux sont illustrés avec naturel et opulence. Son bref duo avec Thaïs « Nous nous sommes aimés une longue semaine » est remarquablement conduit. Non moins intéressants, bien que secondaires, les personnages de Palémon et Albine. On connaît l’ampleur des moyens de Jean-Fernand Setti, comme son amour du répertoire français. Il nous vaut un Palémon de première grandeur : voix aussi impressionnante que sa stature, sonore, bien timbrée. Malgré les limites qu’impose la partition, notre basse campe une figure, juste et touchante, qui sera particulièrement ovationnée lors des saluts. Myrtale et Crobyle, souvent associées, sont savoureuses, railleuses, pétillantes, et on se régale de chacune de leurs interventions, vocalisées ou intelligibles. L’animation, la joie sont au rendez-vous. « Celle qui vient est plus belle… » où elles dressent le portrait de Thaïs nous réjouit. On souhaite la plus belle des carrières à Faustine de Monès, soprano dont les couleurs, la qualité des aigus, la conduite de la ligne et la technique forcent l’admiration. Sa Crobyle est aussi séduisante que la Myrtale d’Anne-Sophie Vincent (déjà à Tours il y a deux ans, et on se souvient de sa Dorothée de L’amour des trois oranges, à Nancy). Albine, quant à elle, n’intervient que dans les deux derniers actes, avec sérénité et ferveur. La voix est solide, sonore, colorée, expressive et égale, avec de beaux graves. Seul petit regret, le fait de chanter les deux rôles dans la même tenue en altère la distinction par le public. Pas de Charmeuse, hélas, la belle page vocalisée que Massenet lui réservait est coupée, comme il arrive trop souvent.
Riche de plus d’une trentaine de chanteurs, fréquemment divisé entre hommes et femmes, très bien préparé par Christophe Bernollin, le choeur se montre exemplaire. Des unissons parfaits aux polyphonies complexes, avec des solistes qui jamais ne déméritent, il n’appelle que des éloges. Acteur beaucoup plus que simple illustrateur, l’orchestre, en grande formation, nous vaut une performance digne de l’enregistrement. Dès les premières mesures, les modelés sont admirables, les cordes chantent, c’est plein, rond, coloré. Les nombreux soli (violoncelle, clarinette, hautbois, violon etc.) sont exemplaires. Evidemment, attendue, la Méditation, est un moment essentiel et bienvenu. Mais les nombreux intermèdes, les préludes, le ballet, où l’orchestre est seul, nous rappellent encore davantage les éminentes qualités d’un Massenet, qui tire de la formation la plus riche palette expressive. L’écriture, luxuriante et raffinée, savamment colorée, chaude, aux tons pastel, ponctuellement orientalisée, est magistrale, du chambrisme aux effets paroxystiques. Parenthèse instrumentale correspondant au cheminement spirituel de Thaïs, la Méditation, qui fit les bonheurs des générations passées, n’a rien perdu de son pouvoir. Le violon solo de Laurence Monti lui restitue son ample souffle mélodique, sans mièvrerie ni fadeur. Les citations au III sont autant de bonheurs. La fin du deuxième acte, avec l’incendie et la révolte de la foule, est quasi cinématographique. Victorien Vanoosten, signe ici sa première réalisation lyrique à l’opéra de Toulon dont il prend la direction musicale, et l’on peut affirmer que c’est là une collaboration prometteuse. D’un geste sûr, ample, démonstratif, efficace, précis, souple, ductile comme incisif, il construit ses progressions, toujours attentif au chant, tout en communicant aux solistes, au choeur et à l’orchestre la dynamique attendue. Séduction, volupté et religiosité sulpicienne, loin de s’opposer, se conjuguent souvent, ambiguës. La superbe scène finale nous arracherait des larmes.
Bien qu’en version de concert, plus qu’un somptueux divertissement, cette Thaïs toulonnaise fut une révélation pour un auditoire qui ne ménagea pas ses ovations aux interprètes.
(1) Le curieux ne manquera pas de découvrir l’excellent article d’Anne Renoult, publié sur le blog Gallica : https://gallica.bnf.fr/blog/05042022/thais-une-idole-de-lopera?mode=desktop (2) remplaçant un buste en marbre de 1842), la statue fut fondue en 1918, puis reproduite, de nouveau fondue, durant la seconde guerre mondiale, et remplacée enfin par l’actuelle statue de pierre. (3) Toulon ne l’avait pas entendue depuis 2010 (avec Ermolena Jaho, Ludovic Tézier, mise en sc. J.L. Pichon, dir. musicale Giuliano Carella). (4) encore plus que les évangiles, les Cénobites vénéraient les graphes (La Comtesse). (5) Quelques ajouts de didascalies aux textes surtitrés auraient suffi aux auditeurs découvrant l'ouvrage. (6) A la ville, épouse de Pene Pati. Ce dernier campait un remarquable Nicias au TCE en avril 22. Qui parviendra à les réunir dans une même production ?