Ah ! ce troisième acte de Werther…
Un « air des lettres » d’anthologie. Ce n’est pas seulement la beauté de la voix, sa puissance déployée, c’est aussi l’impression de voir Adèle Charvet vivre un moment très particulier de sa vie, la rencontre, enfin, avec un rôle attendu et mûri depuis longtemps. Comme si tout le reste l’avait préparé à Charlotte.
Il y a l’opulence du timbre, une voix qui semble faite pour la tessiture du rôle, les longues lignes, une dimension tragique, quelque chose de grand et d’impérieux, dans la manière d’être en scène, de faire jeu égal avec l’orchestre énorme, placé juste derrière elle (ces trombones fatidiques !), il y a cette manière d’entrer dans un rôle, un personnage, et de le faire sien. Ensuite il y a les détails (qui n’en sont pas, bien sûr), le poids donné aux mots de chacune des lettres de Werther. À chacune sa vibration différente. Les cris joyeux d’enfants… Ce dernier billet me glace et m’épouvante…. Oh ! Charlotte, tu frémiras….
Et, juste après, l’air des larmes (ah ! ce saxophone), ce pathétique noble, cette douleur profonde….
C’est alors que revient Werther.
Pour Pene Pati aussi c’est une prise de rôle. Il dessine un Werther très personnel. Au premier acte il n’était que juvénilité, candeur, fraîcheur, que lumière dans la voix, avec ce sourire qu’on entend autant qu’on le voit, et cette manière exquise de distiller « Mystérieux silence, ô calme solennel » en estompant ce dernier mot, comme pour suggérer l’éblouissement de Werther, tandis que flûtes, bois et harpe font couler derrière lui la source limpide… Puis de monter jusqu’à un la éclatant et longuement tenu pour faire resplendir le Soleil.
Mais le voici de retour « à la Noël ». Il a tenu sa promesse. Il faudrait dire la manière dont il chante, dont il murmure, avec les seules cordes piano et une clarinette « Oui, c’est moi, je reviens… et pourtant… loin de vous… je n’ai pas laissé passer une heure… un instant… sans dire… que je meure plutôt que la revoir » en accentuant brièvement, à peine, un mot ici ou là, d’une voix presque blanche ; dire comment, après un « Toute mon âme est là » désolé, bouleversant, comment il construit l’air « Pourquoi me réveiller », tout en intériorité, souvent en voix mixte, puis revenant à la voix de poitrine pour monter jusqu’au la seulement quand cela est expressif ; tout cela d’un grand art et d’une grande maturité. Jamais rien de démonstratif, tout n’est que discrétion et musicalité.
Pour lui aussi, c’est une prise de rôle, disait-on. Mais sa familiarité avec la partition semble déjà totale, la diction est parfaite, jamais une faute, une fidélité aux moindres indications, et pourtant quelque chose d’absolument personnel. Qui pose un éclairage nouveau sur une partition qu’on connaît par cœur et qu’on a entendue évidemment par des ténors tout à fait différents (et qu’on ne renie certes pas), mais là il se passe quelque chose de particulier, qui touche profond.
On voulait simplement saluer deux prises de rôles particulièrement réussies, mais on se gardera d’oublier de nommer la charmante Sophie de Magali Simard-Galdès (notamment un très brillant air du rire), le bailli savoureux de Pierre-Yves Pruvot, et un groupe de comprimari enjoués venus de la HEM. On avouera être resté plus réticent quant à l’Albert de Florian Sempey, dont la voix nous aura semblé quelque peu engoncée, et qui selon nous tire trop le personnage vers le barbon. Alors que c’est un jeune homme qui souffre et non pas un mari trompé.
Comme souvent quand les opéras sont donnés en version de concert, très vite vient l’impression qu’on n’a besoin de rien d’autre, que l’essentiel est là. S’ajoute ici un frémissement particulier. Les conditions ne sont pas faciles. L’orchestre de Massenet est très fourni, très sonore. Les cuivres sont très sollicités et plutôt forte que piano. Massenet superpose souvent les quatre cors, les trois trombones, deux cornets et un saxophone alto.
En l’occurrence l’Orchestre de Chambre de Genève et ses quelque 37 musiciens reçoivent le renfort de nombreux musiciens venu de la Haute École de Musique de Genève, de nombreux souffleurs, des cordes aussi à tous les pupitres. Un ensemble que l’on entendra très vite prendre ses marques, sous la baguette de Marc Leroy-Calatayud, dont il nous est arrivé de dire ici les qualités de chef d’opéra : à la fois la fermeté et la souplesse.
Et son attrait pour le répertoire français. Déjà un Roméo et Juliette, dans des conditions semblables à ce Werther, et il y a quelques semaines un Fortunio, l’avaient montré donnant à ces partitions leurs couleurs, et leur juste saveur.
De Werther, il fait superbement sonner les pages symphoniques et par exemple le très beau prélude du deuxième acte en étageant les plans sonores. Mais c’est surtout la fluidité de sa battue qui impressionne (avec de surcroît une très élégante gestique). Et son écoute des chanteurs. Ce n’est pas facile d’avoir les chanteurs dans son dos (pas facile non plus pour eux). Le jeune chef tourne légèrement la tête pour indiquer un départ, très proche d’eux (et très proche du texte aussi, que l’on lit sur ses lèvres…) et l’osmose est à l’évidence parfaite.
Au moment de la mort de Werther, il conduira sur un tempo d’une extraordinaire lenteur les cordes pianissimo accompagnant les dernières phrases du héros, « Au fond du cimetière, il est deux grands tilleuls, c’est là que pour toujours je voudrais reposer », déchirante marche funèbre sur laquelle Pene Pati fera à nouveau des merveilles impalpables. Un sommet d’émotion dont le public se libèrera par une longue standing ovation.
Oui, très belle soirée, qui sera redonnée à l’Opéra du Rhin le 2 février, et dont Forum Opera rendra compte aussi.