Ce n’est certes pas pour sa mise en scène (et encore moins pour son décor) qu’on se souviendra de ce Werther… Mais quels chanteurs ! Quel duo que celui de Jean-François Borras et Héloïse Mas, quelle Sophie (Marie Lys) et quelle direction orchestrale ! Ceci compensant largement cela.
Un grand mur absurde qui réduit le plateau à un étroit couloir, puis une boîte blanche où les personnages se cognent aux murs (sans doute pour insister sur l’enfermement des convenances, puis l’étouffement de la passion amoureuse ?) Les inévitables projections (frondaisons et tilleuls), et le non moins réglementaire tube néon… Tout cela désole, non moins que ce rideau qui tombe comme un couperet à intervalles réguliers, comme pour découper l’action en courtes séquences, ce qui va à l’encontre du flux musical de Massenet, qui emporte de fragiles humains vers un destin forcément fatal.
Héloïse Mas et Vincent Le Texier © Jean-Guy Python
Pour faire contraste (?), de très beaux costumes de Christian Lacroix, réalisés à la perfection par les ateliers de l’Opéra de Lausanne : une grande robe de soierie rayée pour Charlotte au premier acte, ornée d’un monumental nœud turquoise dans le dos, et dont le décolleté découvrant les épaules et le luxe à la James Tissot étonnent pour la chaste Charlotte, une liliale robe blanche, disons d’organza, couronnée d’une immense capeline de paille pour la jeune mariée, enfin une robe d’intérieur à manches ballon et applique de dentelle d’un ton assourdi (châtaigne pour l’automne des espoirs et la femme pleurant ses amours inabouties), tout cela peut-être un peu trop grand-genre pour la petite principauté où se déroule l’action, mais agréable à regarder (surtout quand les décors, etc.)
Sophie, quant à elle, aura d’abord une robe de petite fille modèle (et d’envahissantes anglaises), puis une pétaradante robe orange, enfin une tenue d’amazone et des cheveux à la garçonne, symbolisant les étapes de son émancipation, en somme à l’opposé de la descente vers les gouffres de Charlotte.
Un Werther tout d’introversion
Werther, ce sont « quatre heures d’épanchement d’un ténor amoureux, lequel n’a que deux moments d’action véritable, le premier quand il cherche à prendre un baiser à sa belle et le second quand il se suicide en coulisses », disait joliment G.B. Shaw.
Il est certain que le Werther que dessine Jean-François Borras n’a rien d’un hyperactif. Il ne nous en voudra pas de qualifier sa silhouette de confortable. Sa lente apparition à pas comptés, massive silhouette en redingote noire surmontée d’un haut-de-forme, évoque assez peu un héros romantique sous-alimenté, mais une manière de concentration intense imposera l’idée d’un taciturne, dont la vie intérieure bouillonne et qui, en diariste compulsif, note toutes ses émotions sur le journal intime qu’il tire de sa poche à chaque instant. Paradoxalement, c’est une certaine qualité de silence qu’il installe sur scène.
Jean-François Borras © Jean-Guy Python
Jusque là, ça n’allait pas très fort. Le Bailli de Vincent Le Texier, sans doute mal dirigé par le metteur en scène, gesticule beaucoup, en fait des tonnes, sans suggérer ce que le patriarche peut avoir de bonhomie et de bonté (et les enfants sont plutôt mal attifés). Les silhouettes en principe cocasses de Schmidt et Johann cabotinent comme en province et ne sont pas très d’accord avec l’orchestre (le Bailli pas tellement non plus), Sophie est enfouie sous son absurde perruque et suce des cerises, tous coincés devant le mur ingrat décrit plus haut,
Couleur française
C’est d’autant plus dommage que le prélude orchestral avait été remarquable. Plénitude d’une sonorité riche en graves, sombres respirations suggérant le tragique, cors éperdus, tendresse frôleuse des violons annonçant le thème d’entrée de Werther, clarinettes fleurant une Allemagne champêtre, rallentando sensible très étiré avant le lever de rideau… L’Orchestre de Chambre de Lausanne, qui n’est pas ici dans un répertoire qu’il fréquente souvent, sera constamment excellent sous la direction très souple, respirant avec les chanteurs, de Laurent Campellone, qui fut dix ans durant la cheville ouvrière du Massenet revival, mené à l’Opéra de Saint-Etienne. La saveur orchestrale particulière de l’opéra et de l’opéra-comique français (Gounod, Lalo, Saint-Saëns) lui est, on l’entend d’emblée, naturelle, ce lyrisme sentimental toujours tenu, et coloré.
Héloïse Mas et Mikhail Timoshenko © Jean-Guy Python
Ivresses de la voix mixte
Précédé d’un rallentando de la flûte, le premier air de Werther « Je ne sais si je veille… » par Jean-François Borras sera d’emblée un modèle de legato, de demi-teintes, de conduite de la voix, mettant à profit « …et toi soleil… » pour justement s’ensoleiller, et on admirera la science de la voix mixte (on aura de nombreuses occasions de l’admirer) et cette technique souveraine qui fait que, mezza voce ou même pianissimo, rien ne se perd et rien n’est couvert par l’orchestre.
Il y a du velours dans cette voix, quelque chose de mûr et d’introverti, qui enrichit la caractérisation du personnage. Bref, s’il n’a pas un physique de german lover, on ne doute pas un instant de la sincérité de ce « ténor amoureux » et on fond sous le charme de la suave projection de « Ô spectacle idéal d’amour et d’innocence ».
Pour le moment la Charlotte d’Héloïse Mas conserve une pudique réserve, Marie Lys compose une Sophie adolescente se cachant pour fumer en cachette (ses premières notes sont exquises) et Albert (Mikhail Timoshenko) surjoue son « Quelle prière de reconnaissance et d’amour… » de manière un peu extérieure.
© Opéra de Lausanne – Jean-Guy Python
La nostalgie du présent
C’est rideau baissé que l’orchestre jouera sur un tempo vibrant de poésie, riche d’attente, le prélude du clair de lune. On admirera autant les couleurs entrelacées de la clarinette, du violoncelle et de la harpe, et les inflexions fines de la direction d’orchestre, que l’on s’étonnera de voir Charlotte et Werther plantés face à face, leur raideur maladroite semblant contredire la suavité du « il faut nous séparer » du ténor, aux beaux medium et aux demi-teintes envoûtantes.
On sourira de le voir prendre des notes dans son carnet à peu près en même temps qu’il chantera « Ô Charlotte, je vous aime », et on admirera son subito piano sur « Moi j’en mourrai (forte)… Charlotte (piano) ». Laquelle Charlotte, à ce moment-là et ce soir-là, avait quelques problèmes de décalage avec l’orchestre, malgré les départs que lui donnait le chef sur le si beau « C’est que l’image de ma mère est présente à tout le monde ici… » Péchés véniels, et timbre de mezzo somptueux, qui aura l’occasion de se déployer un peu plus tard.
Au chapitre des idées de mise en scène, notons-en une charmante, celle des enfants défilant au clair de lune en chemise de nuit (réminiscence de Peter Pan ?) et une absurde : Sophie, au deuxième acte, en robe orange, plantant une à une les fleurs de son bouquet de place en place sur le plateau, fleurs qu’un peu plus tard Werther cueillera pour reconstituer le bouquet. Il doit y avoir une idée là-dessous, mais laquelle ?
Tout ce deuxième acte, où les personnages sont enclos dans un espace sans issue, laisse visuellement une impression pénible. Mais on aimera le cantabile d’Albert sur « Voici trois mois que nous sommes unis… », sa noblesse sur « Au bonheur dont mon âme est pleine… » et la sincérité de la réponse de Werther « Mon cœur ne souffre plus de son rêve oublié » (menteur !) Marie Lys est dans « Du gai soleil… » un modèle de soprano lyrique léger, légérissime en l’occurrence, voix très française d’un timbre délicieux où l’on entend le sourire.
Jean-François Borras, Marie Lys, Mikhail Timoshenko © Jean-Guy Python
Sortons les mouchoirs
Le duo du deuxième acte entre Charlotte et Werther, tout entier baigné déjà de nostalgie (le souvenir du clair de lune, dont le thème traverse l’orchestre), est un moment comme suspendu : Jean-François Borras, grand Werther décidément (rappelons qu’il l’a chanté au Met pour remplacer Kaufmann), fait des merveilles d’effets de transparence, de voix mixte, de subtilité, sur « Ah ! Qu’il est loin ce jour plein d’intime douceur… » avant d’éclater sur « Albert vous aime ! Qui ne vous aimerait ? » C’est là qu’en général les plus farouches spectateurs commencent à se laisser prendre à Massenet…
Comment résister à la grande vague langoureuse des cordes, puis à l’agitato devançant les implorations de Charlotte, à la bouleversante sensibilité d’Héloïse Mas sur « Pourquoi l’oubli ? » et au très peu de voix qu’elle donne sur « pensez à Charlotte »…
© Opéra de Lausanne – Jean-Guy Python
Werther restera seul en scène (ou du moins Albert et Charlotte se tourneront vers le mur pour le laisser seul) pour chanter « Lorsque l’enfant revient d’un voyage avant l’heure… » en voix mixte d’une limpidité troublante, avant de monter dans un crescendo techniquement impeccable jusqu’à l’éclat de « Père, que je ne connais pas… appelle-moi ! » Et ce roublard de Massenet finira l’acte sur un rythme de galop irrésistible, comme pour dénouer les gorges qui se serraient.
Body and soul
Le troisième acte est sans doute le plus beau, qui commence par l’air des Lettres. Charlotte, dans les affres de la déréliction, le commence gisant à terre, visage tourné vers le sol, puis peu à peu se redresse pour en donner une interprétation à l’émotion savamment conduite. La voix d’Héloïse Mas, très longue, s’appuie sur des graves très profonds, dégageant une profonde émotion et énormément de sensualité, elle donne de cet air fameux une interprétation irréprochable, mais nous avouerons avoir été encore plus touché par l’air des larmes, qui vient peu après, qu’elle chante appuyée contre le mur de la chambre comme si elle voulait y entrer. Incarnation très physique, et la voix (sur le beau saxophone alto de Valentine Michaud) arrive là à un sommet de sincérité pour donner corps à la mélodie serpentine, insinuante et aux mots des librettistes, très inspirés en l’occurrence : « Va ! Laisse couler mes larmes ! Elles font du bien… Les larmes qu’on ne pleure pas / Dans notre âme retombent toutes… »
Héloïse Mas © Jean-Guy Python
Le velours de la voix
Ce qui fait la puissance de ce troisième acte, c’est l’enchaînement (irrésistible comme le destin) des climats et des états d’âme. Ainsi l’air des larmes succède-t-il à celui du rire, où Marie Lys fait une démonstration souveraine d’aisance et de désinvolture (est-il possible de le chanter mieux ?), et mènera-t-il à une prière intense de ferveur (et c’est la puissance retenue d’Héloïse Mas qu’on y entendra) avant que Werther ne revienne.
Cette scène à deux est un modèle de lyrisme à la française : de la palpitation de « Oui, c’est moi, je reviens » jusqu’à la mélancolie de « Toute chose est encore à la place connue… », c’est une sorte de conversation en musique, où deux timbres s’entremêlent, l’un de mezzo très chaud, aux couleurs fauves, l’autre de ténor, très particulier, riche de beaucoup de douceur, de beaucoup de velours, capable d’éclats, certes, et de passages en voix mixtes troublants, mais surtout tout en intériorité. C’est une très belle démonstration de chant français que donne Jean-François Borras, non seulement par les couleurs et la ligne de chant, mais aussi par une manière, venue en somme des origines de l’opéra français, de dire les mots, de faire naturellement surgir d’eux la mélodie.
Héloïse Mas © Jean-Guy Python
Et c’est ainsi qu’arrivera le célèbre « Pourquoi me réveiller ? », très introverti lui aussi, retenu, dont le premier couplet s’achèvera sur un la dièse en voix mixte, et le second en voix de poitrine, aussi beaux l’un que l’autre.
Viendront ensuite le fameux baiser (dont Bernard Shaw dit que c’est l’un des deux seuls événements de cet opéra), puis, après la fuite de Werther, les sinistres triolets de l’orchestre, annonçant le fatal dénouement, vers lequel montera le dernier acte.
Ici, il y aura une idée, un parti pris de mise en scène qui nous aura personnellement convaincu : le quatrième acte n’est fait que de l’ultime duo entre Werther et Charlotte, et Vincent Boussard, au lieu de mettre les deux amants (si peu) ensemble, les place dans deux espaces différents, Charlotte chez elle, coté gauche de la scène, et Werther, dans une espèce de nulle part, côté droit.
En somme séparés, déjà, mais ensemble, comme télépathiquement.
Jean-François Borras © Jean-Guy Python
Séparés, mais ensemble
Et deuxième idée, Charlotte ne sera pas seule, mais souvent dans les bras d’Albert, qui l’étreindra, la portera, la consolera. Vincent Boussard, tout au long de sa lecture, fait de Charlotte un personnage aussi central que Werther (ce qu’avait fait Massenet déjà). Ici, de surcroît, il prête à Albert, le mari, personnage falot, souvent négligé, une présence, une noblesse, une compréhension pleines d’abnégation, et c’est dès lors au drame de ces trois êtres qu’on participe.
Werther est ici vêtu d’une houppelande en patchwork multicolore, Charlotte de son ample robe marron, où son corps menu est comme noyé, et leur long duo si émouvant (on a pleuré et on pleure beaucoup à Werther…) s’appuie sur de sublimes mélodies (« Non, tu n’as rien fait que de juste et de bon ») où s’exprime le meilleur de Massenet, jusqu’au funèbre « Là bas, au fond du cimetière, il est deux grands tilleuls, c’est là que pour toujours je voudrais reposer… »
L’un et l’autre interprète sont là d’une sincérité, d’une douleur totales, et l’orchestre adopte un tempo lentissime, comme pour évoquer le chemin où passera une femme qui viendra laisser tomber une larme sur la tombe du banni…
Séparés mais ensemble, nul doute qu’ils le resteront, même après le fatal coup de pistolet.
© Opéra de Lausanne – Jean-Guy Python