En 2022 à Bordeaux, Benjamin Bernheim hissait son premier Werther à des hauteurs vertigineuses. Trois ans plus tard, sur la scène du Théâtre des Champs Elysées, le ténor pousse l’interprétation un cran au-dessus, au point d’amener à se poser la question : peut-on faire mieux ? On sait combien l’opéra français convient à cette voix qui a fait de la prononciation de notre langue son paradigme. Mais donner à comprendre les mots ne suffit pas ; Benjamin Bernheim les illustre. L’éblouissement de « soleil », l’éclat de « lumière », la pâleur de « mort » : chaque parole est imagée, chaque phrase est pensée dans son essence sémantique sans que ce surcroît d’intentions ne touche au maniérisme. Avoir étrenné la mise en scène de Christof Loy la saison dernière à la Scala aide le chanteur à incarner un Werther torturé, moins romantique et rêveur qu’inquiétant, toxique, voire sadique par la manière dont il use du sentiment amoureux pour torturer Charlotte. Le chant outrepasse le parti-pris scénique pour se poser en référence par sa palette de couleurs, son usage des nuances, son art de la demi-teinte, toutes qualités utilisées à des fins expressives. « Pourquoi me réveiller » suscite dans une salle sinon silencieuse une légitime ovation. Passée l’invocation à la nature, encore contrainte au regard de ce qui suivra, il faudrait citer chaque air, chaque intervention pour donner une idée de ce qui finalement tient de la syzygie lyrique : l’alignement stellaire d’une voix de ténor à son point d’acmé artistique, d’une interprétation accomplie et d’un des rôles les plus emblématique du répertoire français.
Il faut plus de temps à Marina Viotti pour décorseter sa première Charlotte, sauf à supposer que la réserve dont fait d’abord preuve la mezzo-soprano soit un parti pris. L’épouse d’Albert claquemurée dans son devoir se dépare après l’entracte de ses principes pour laisser parler ses sentiments et, libérée de toute entrave, brûle du feu théâtral que nous appelions de nos vœux depuis le lever de rideau. L’Air des lettres, mieux dessiné, amorce une transformation que l’Air des larmes concrétise, la voix comme débarrassée de son empois, le son toujours rond et lustré, l’émission toujours égale avec des graves nourris, des aigus fulgurants sans que le passage d’un extrême à l’autre ne paraisse artificiel, mais l’ampleur du geste vocal, sa puissance et son intensité tragique retrouvées.
© Vincent Pontet
Exception faite de Jean-Sébastien Bou, Albert idiomatique et stylé, dépassant les convenances du mari jaloux pour proposer un personnage complexe et humain jusque dans son inhumanité finale, les seconds rôles n’atteignent pas cette hauteur de vue interprétative. Sandra Hamaoui pose Sophie en rivale de Charlotte d’un soprano sans façon, moins léger que d’habitude aux dépens de la pureté et du charme perlé qui caractérisent la jeune fille. Marc Scoffoni est un Bailli articulé mais d’une clarté peu paternelle, et le comique de Yuri Kissin (Johann) et Rodolphe Briand (Schmidt ) s’avère trop appuyé pour alester les propos des deux boit-sans-soif – à leur décharge, Massenet n’a pas eu l’humour léger.
Les solistes et le chœur d’enfants de la Maîtrise des Hauts-de-Seine chantent Noël avec une fraîcheur et une justesse réjouissantes pour les oreilles. S’il donne à entendre comme rarement la mélancolie du saxophone alto, jusqu’alors peu utilisé à l’opéra, le choix d’instruments anciens, avec des cuivres tonitruants et des cordes chétives, ternit la partition en même temps qu’il porte préjudice à la direction de Marc Leroy-Calatayud, vivante, contrastée et attentive aux chanteurs.
© Vincent Pontet
Christof Loy séquestre le drame devant un mur tapissé d’un papier peint rayé, comme les barreaux d’une prison, unique décor que l’on espère en vain se voir lever pour dévoiler le jardin d’hiver derrière la porte – cette véranda dissimulée étant le symbole d’un monde auquel Werther, comme le spectateur, ne peut accéder. Cette approche carcérale, en restreignant l’espace scénique favorise la précision du geste. Les costumes transposent l’action dans des années 50 glamoureuses, avec au premier acte une référence au complet bleu et jaune imaginé par Goethe pour son héros. La lettre du livret n’est trahie qu’au dernier tableau. L’interlude symphonique entre le troisième du quatrième acte, joué normalement rideau fermé, montre Charlotte luttant avec Albert pour retrouver Werther. Deux coups de pistolet – supprimés à l’origine par Massenet – déchirent la musique. Werther meurt dans les bras de Charlotte sous le regard accablé et accablant d’Albert et de Sophie. Bien qu’innocente si on la compare à bon nombre de mises en scène aujourd’hui, ou justement parce que jugée trop sage, cette lecture du chef d’œuvre de Massenet a été conspuée par une partie de la salle au tomber de rideau, tandis qu’à l’inverse tous les artistes ont reçu leur juste part d’acclamations.