C’est, mon Dieu, assez simple. Peter Mattei chante Don Giovanni à Paris : il faut donc se précipiter. Il a la prestance, évidemment, cette démarche altière et inquiétante, cette aisance qui fait qu’on ne voit, sur scène, que lui. Mais surtout il a dans la voix toutes les voix du rôle : caressante infiniment dans la sérénade, insinuante dans le duo avec Zerline, métallique et tranchante dans la scène du cimetière, et ce léger vibrato qui lui donne une séduction sans pareille. Il habite la mise en scène avec une sorte de génie scénique, et l’on se demande si la production survivrait sans lui. Mais peu importe. Peter Mattei c’est The Ultimate Don Giovanni.
C’est, en somme, évident. Philippe Jordan dirige l’orchestre de l’Opéra de Paris. A ce degré de maîtrise, ce n’est plus du talent, c’est la musique de Mozart qui circule dans ses veines. Confondantes nuances, drame ardent, couleurs tantôt succulentes, tantôt glaçantes. Et toujours une élégance suprême, presque facile. De bout en bout, c’est l’extase. Cela suffirait presque à notre soirée.
C’est assez clair, Michael Haneke met en scène. Le démon de l’analogie le hante. Sa transposition des rapports de force aristocratiques dans l’univers d’une multinationale n’est pas bien originale, et moins encore aujourd’hui qu’hier. Cette vision se fraie un chemin dans l’œuvre pour trouver sa cohérence. Elle laisse de côté bien d’autres cohérences possibles, troue les récitatifs de silences, oblige même à tailler dans les surtitres pour éviter les anachronismes patents du texte (« spada al fianco egli ha » devient « il est armé »). Mais lorsque la vision rencontre l’œuvre, c’est fulgurant : dans les rapports de force sociaux, dans la perception contemporaine de la toute-puissance, dans l’usage de la femme, dans l’ennui palpable de l’univers uniforme et conforme du « corporate », comme pouvait l’être l’univers de l’aristocratie. Les bonheurs d’intelligence sont multiples, et l’abrasement esthétique (blouses, costards-cravates) évidemment voulu. Depuis la création de la production à Garnier en 2006, et sa reprise à Bastille en 2007, les contempteurs sont légion ; on les comprend sans les rejoindre.
Voilà qui devrait suffire à rendre cette production très recommandable. Ajoutons toutefois un dernier atout : la Zerline de Gaëlle Arquez, sonore, fruitée, sensuelle, idéale.
Du reste, il faut parler, et on le fera sans forcer notre enthousiasme. Ainsi David Bizic (Masetto en 2007) est-il un Leporello fort bien chantant, mais par trop sérieux. Masetto (Nahuel di Pierro) est sympathique à défaut d’être touchant. Paata Burchuladze est d’une longévité impressionnante, mais d’une placidité non moins sidérante. Véronique Gens, Elvire de belle prestance et d’engagement vrai, se mélange un peu vocalement entre sons blanchis, notes engorgés, stridences. Bernard Richter campe un Ottavio éperdu et fiévreux, frère d’Atys, et sa voix haute tenue d’évangéliste emplit l’espace de Bastille – résultat : un beau succès. Mais le musicien ne nous a pas semblé impeccable, traînant dans son deuxième air, excessivement bruyant dans le premier, détimbrant souvent, pinçant le timbre dans l’aigu, ou le criant. Pas sûr que le ténor grave d’Ottavio lui aille si bien que cela.
Enfin, c’était un pari de confier Anna à Patricia Petibon. Sa maturation vocale pouvait laisser espérer quelque chose. Le pari est perdu, et dans les grandes largeurs. Quasi inaudible, malgré les efforts manifestes de Jordan, la soprano française force sur le timbre dès son entrée, produisant d’étranges sons saturés. L’effort que cela requiert semble bander tous ses muscles, la privant de toute expression théâtrale. Et son « Non mi dir » lui arrache littéralement des spasmes, mais moins qu’à nous quand même.
Tous sont parfaitement musiciens, et les ensembles sont fort beaux, de même que les chœurs préparés par Alessandro di Stefano. Les tousseurs, en ce soir, étaient hélas de sortie. Votons pour le candidat qui imposera à l’entrée des théâtres des sas de décontamination.
LA VERSION CONSEILLEE PAR NOTRE REDACTEUR
Mozart: Don Giovanni | Wolfgang Amadeus Mozart par Carlo Maria Giulini