En assistant à la création française de Quartett de Luca Francesconi, on mesure une fois de plus tout ce qui sépare la création lyrique européenne de son équivalent outre-Atlantique. Entre The Dangerous Liaisons, opéra de Conrad Susa, créé à San Francisco en 1994, et l’œuvre de Francesconi, dont la première mondiale eut lieu à Milan en 2011, ce n’est pas vingt ans, c’est un siècle qui semble s’être écoulé. Là où l’Amérique ne voyait dans le chef-d’œuvre de Choderlos de Laclos qu’un prétexte à opéra « traditionnel », avec airs et récitatifs, sur une musique agréable qui aurait pu être composée cinquante ans auparavant, l’Europe adopte – forcément ? – une approche plus intellectuelle, plus distanciée : le soubassement littéraire n’est plus le roman adapté par un librettiste, mais la pièce qu’en a tirée Heiner Müller en 1980, qui a déjà connu une belle carrière dans les théâtres du monde entier, interprétée par les plus grands acteurs et montée par les meilleurs metteurs en scène. Le dramaturge allemand réduit la distribution à deux personnages, les emblématiques marquise de Merteuil et vicomte de Valmont. Les deux débauchés incarnent à eux seuls tous les autres protagonistes essentiels (Madame de Tourvel, Cécile Volanges), échangeant les sexes comme les rôles en un jeu pervers et sadique. Le duo se fait ainsi quatuor, quartett en allemand. Le roman français, adapté par un Allemand, devient opéra en anglais grâce à un compositeur italien. Evidemment, le langage est plus cru, et dit tout haut ce qui ne pouvait qu’être sous-entendu au XVIIIe siècle. S’il n’y a pas d’action au sens strict du terme, la pièce condense l’intrigue en la réduisant à une série d’affrontements et, loin de la déconstruire, elle la resserre, la reconstruit plutôt. La trajectoire de Merteuil et Valmont est respectée, avec son implacable mécanique destructrice.
Sur cette trame, Luca Francesconi tisse un tapis sonore somptueux et complexe, associant les timbres avec virtuosité. Deux orchestres se répondent : une formation de chambre, d’une vingtaine de musiciens, visible sur la scène, et un orchestre symphonique, ici présent sous la forme de bande enregistrée, comme le chœur. Rarement le recours à l’électronique aura paru aussi naturel, aussi justifié, tant il s’inscrit dans la continuité du discours musical, sans heurts dans le passage constant de l’un à l’autre. Quant aux chanteurs, il s’agit de deux voix graves, mais auxquelles sont demandés des élans vers l’aigu, en falsetto pour le baryton. Surtout, Francesconi leur laisse l’occasion de donner la voix, avec une force qu’il est difficile de mesurer étant donné les micros omniprésents, mais dans le cadre d’une écriture qui autorise les interprètes à chanter au lieu de crier, qui ne cherche en rien à briser la ligne mélodique à tout prix, comme c’est encore malheureusement la manie de certains compositeurs. Cela dit, peut-être les prestigieux créateurs de Dangerous Liaisons (Thomas Hampson, Frederica Von Stade, Renée Fleming) auraient-ils du mal à s’y plier. Habituée aux créations contemporaines les plus variées (Le Balcon de Peter Eötvös, Anna Nicole de Turnage, JJR de Fénelon…), Allison Cook se montre ici actrice autant que chanteuse, articulant son texte avec une verve exemplaire, avec une vigueur qui impressionne. Pour elle comme pour son partenaire, tous deux responsables de la création milanaise, on sent ici l’expérience de la scène, même dans cette version de concert. Robin Adams, qui semble avoir un peu moins à chanter, n’est pourtant pas en reste, et livre en Valmont une prestation aussi éloquente que celle de sa partenaire dans ce théâtre de la cruauté.
On regrette que Paris n’ait pas eu les moyens d’accueillir le spectacle, qui aurait pris une dimension supplémentaire, la production conçue par la Fura dels Baus accentuant notamment le côté voyeuriste de l’œuvre (heureusement, cette production sera reprise à l’Opéra de Lille la saison prochaine). Tel quel, néanmoins, Quartett est une partition d’une force incontestable, qui recèle de grandes beautés, et que l’on se réjouit de voir reprise dans d’autres villes. Avant de diriger le concert, Susanna Mälkki prend la parole pour annoncer, non sans émotion, qu’elle dirige ce soir-là l’ensemble Intercontemporain pour la dernière fois, après sept années de bons et loyaux services. Comme les chanteurs, elle a participé à la création mondiale de l’œuvre, mais à la tête de l’orchestre de La Scala. L’Intercontemporain est dans cette musique comme un poisson dans l’eau, distillant les sonorités les plus raffinées ou assurant les climax les plus robustes. Avec des opéras comme celui-ci, le genre a un bel avenir devant lui.
N.B. : ce concert sera diffusé sur France Musique le 8 avril à 20h dans le cadre des « Lundis de la contemporaine »